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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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3 décembre 2010

Chapitre 2 (1ère moitié)

(Avertissement ! Comme promis, voici le chapitre 2 du roman. Attention, ceux qui n'ont pas lu le chapitre 1, peuvent le lire, voir archives du 28 novembre. En principe, chaque nouveau chapitre sera posté le vendredi. Le mieux est de vous abonner ! Vous serez ainsi prévenu !

Pour les impatients impénitents, ils peuvent toujours se procurer le roman sur le site de Publibook.com ou amazone.fr)

(église et quai de la Daurade - Toulouse)

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2.

- C’est une caillera du Mirail.

Répéta Joseph Lataille pour la troisième fois, sur un ton qui fleurait bon l’obstination. Son attitude eut le don d’agacer Sofiane Saïdi, qui n’en laissa cependant rien paraître. Il ne pouvait se le permettre de toute façon.

- Mais Monsieur, ce cadavre ne ressemble en rien à…

- Une caillera du Mirail, je te dis, tu vas m’apprendre mon métier peut-être !

L’attitude apparemment bornée de son chef déconcertait le jeune lieutenant. Il se demandait quelle position il se devait d’adopter et de quelle manière il avait à gérer cette situation pour le moins incommode. Pour le connaître suffisamment, il savait que Lataille ne supportait pas d’être contredit, encore moins « par un apprenti de ses deux… », comme il le répétait sans arrêt, « qui avait tout à apprendre du métier », et pour aggraver son cas, par « un bou…enfin un beur qu’il avait daigné accepter dans son service, une façon de se montrer magnanime et en accord (pour une fois) avec les principes de cette République qu’il exécrait en son for intérieur.

Comme toujours, il y a une limite à tout. Sofiane percevait cette limite avec acuité car il avait les deux pieds posés en équilibre précaire sur cette ligne blanche imaginaire et devait gesticuler en permanence pour ne pas chuter. La moindre erreur pouvait lui être fatale. Il entendit alors ces quelques mots, à l’apparence anodine, voire presque affective, enrobés du sourire carnassier de Lataille et prononcés avec cet accent du sud-ouest qui ne laisse échapper aucune syllabe et presque aucune lettre et pour cette même raison semble si convivial :

-SDM ! Tu es complètement à côté de la plaque mon petit.

L’estomac de Sofiane s’acharna à escalader l’œsophage. Heureusement, Lataille le renvoya à ses investigations.

Pour se remonter le moral autant que réfléchir, il sortit s’acheter un sandwich. Etant donné les circonstances aggravées, il se rabattit sur son préféré (poulet œuf mayonnaise) qui le fera toujours saliver, en une vaine tentative d’atténuer son trouble.

Quel ne fut son étonnement, brandissant ledit sandwich à bout de bras sur le trottoir, quand il tomba pile sur la jeune femme brune, cette fois sans carnet ni stylo, qui ne lui laissa pas le temps de se reprendre :

-Alors lieutenant Saïdi, que dites-vous de cela ?

Elle faisait face à Sofiane éberlué qui laissa la mayonnaise exubérante se répandre sur le bout de ses souliers. « Cette femme connaît mon nom, mon vrai nom ». Elle affichait un léger sourire en coin, ravie de son effet. Pour en rester au niveau des banalités, elle était ravissante et troublante à la fois aux yeux de Sofiane qui, il est vrai, sur le registre des femmes, en était encore aux balbutiements adolescents. Il se reprit tant bien que mal tout en bégayant :

-Mais vous…vous…connaissez mon nom…et mon…grade !

-Rien de plus facile, Monsieur le lieutenant stagiaire, l’Hôtel de Police n’a pas de secret, ou presque, pour une journaliste.

« Elle est donc journaliste », murmura Sofiane. Il fallait s’y attendre, surtout à la vue de son bloc et du stylo. N’importe qui l’aurait compris. Puis, animé soudain de cette audace qui étreint parfois les plus timides, la fixant droit dans les yeux, il lui dit :

-Vous savez, Mademoiselle…

-Marie Laffargue.

-Vous savez, Mademoiselle Laffargue, c’est bien mademoiselle, je ne me trompe pas ?

Et sans attendre une réponse qui, de toute façon, ne serait pas venue, et considérant sans doute que ce silence valait acquiescement, il poursuivit :

-Vous savez, il est encore bien trop tôt pour se prononcer sur quoi que ce soit. J’aurai sans doute plus de renseignements cet après-midi, quand j’appellerai la scientifique.

Il se mordit aussitôt les lèvres coupables d’avoir lâcher ce morceau. Les paroles de son chef fusèrent dans sa tête : « avec ces fouille-merde de journalistes, moins vous en dites et mieux je me porte, en tout cas, mieux ça vaut pour votre avancement. »

-C’est entendu, d’accord, je vous recontacterai ce soir !

Marie tourna les talons dès qu’elle fut renseignée et Sofiane remarqua intrigué qu’elle les portait plutôt hauts, sous un jean très serré. Ce n’était déjà qu’un souvenir, un de plus, mais il se persuada que son sourire charmeur, qui allait de pair avec l’éclair de ses yeux bleus, n’étaient destinés qu’à lui. Il en resta sur le trottoir pantois, son sandwich à la main, dont la mayonnaise continuait de dégouliner, chamboulé par la silhouette de Marie en train de s’éloigner, sans comprendre s’il était submergé par une sorte de ravissement ou s’il était tout simplement attiré et intrigué à la fois ou tout cela en même temps. C’est dire s’il se trouvait dans un état peu propice à une conduite efficace de son enquête. Il avait quand même un cadavre sur les bras, il ne faudrait pas l’oublier celui-là. Il allait devoir faire preuve de clairvoyance alors que tout en lui n’était qu’émoi au point d’en oublier son poulet froid. Ainsi qu’il me l’a raconté.

D’un coup de menton, désignant le fauteuil qui faisait face à son bureau, Joseph Lataille fit asseoir Sofiane sans autre façon. Il s’attarda alors à le dévisager, un beau gabarit aux cheveux noirs et drus dont le visage légèrement basané recelait d’étonnants yeux gris-bleu. Lataille se vautra un long moment dans ces yeux, comme s’il jaugeait leur capacité à lui résister. Sofiane s’efforça de soutenir ce regard de la manière la plus ostensiblement sereine, sans sourciller, sans se soucier de la dureté du regard subi, sans jamais tenter de rendre à son tour son propre regard insoutenable. On aurait dit qu’il me prenait pour son colonisé. Je le savais capable de me flinguer si je ne lui obéissais pas au doigt et à l’œil !

Joseph Lataille était réputé pour être davantage craint au sein de son service que des voyous et des voyoutes. Mais ceux-ci par définition ne craignent personne. Il avait également le bras long et l’oreille du ministère et était tenu en haute estime par le Préfet de la région. Des langues persifleuses laissaient entendre à qui voulaient bien les écouter qu’une telle influence ne pouvait résulter de sa seule position de commissaire, certes divisionnaire. Lataille était un homme du sud, petit et sec, dont l’accent cognait chaque syllabe et appuyait chaque lettre. Sa faconde gersoise prêtait plutôt au sourire et à la connivence alors que ses façons cassantes, voire arrogantes, arrêtaient net ses interlocuteurs abusés. Son regard n’ayant pas réussi à soumettre celui de Sofiane, si tant est que cela fût son but, s’esquiva dans la contemplation de divers objets exposés dans son austère bureau. Sofiane remarqua qu’il se fixa sur une sculpture au style moderne symbolisant un homme portant une croix. Puis le regard inquisiteur rencontra à nouveau celui de Sofiane, qui sentit se répandre en lui une décharge d’adrénaline. Surtout, ne baisser la garde en aucun cas. Il s’efforça de ne pas paraître trop sûr de lui, de ne pas trop en faire, ni trop peu. Surtout il évita de se comporter en subalterne effronté, ce qui aurait déclenché à coup sûr l’ire tant redoutée à travers le service. Peut-être était-ce ce que recherchait Lataille ? Ou peut-être non. Ce qui était sûr, c’est que cet homme, animé d’une compassion de crocodile, était doté de l’attaque foudroyante du cobra, dont on ne sait jamais à quel moment elle se déclenche, alors qu’on connaît sa fulgurance et l’irréversibilité du poison inoculé. Il y avait de quoi perturber le meilleur contrôle de soi. Agrippé à ces réflexions comme à une bouée de sauvetage, Sofiane percevait le regard perfide et cristallin qui fouillait sans vergogne dans son émoi. Il serra les dents, paré à subir une attaque foudroyante. Au lieu de cela, il n’eut droit cette fois qu’à un lancer franc de fléchettes.

-Alors ! Il n’est pas d’ici, pas du Mirail, tu maintiens ton point de vue ?

Sofiane contempla son chef d’un air ahuri, ne sachant sur quel pied danser, celui de la sincérité ou celui de la flagornerie. Engoncé dans son éternel blazer bleu foncé recouvrant une sempiternelle chemise bleue fendue d’une cravate écarlate, Lataille maintenait Sofiane sous la pression inamicale de son regard gris d’acier. Celui-ci se demandait s’il n’aurait pas mieux fait de se dresser au garde-à-vous plutôt que de rester à peu près affalé dans un fauteuil en deçà de la ligne de flottaison du bureau, arborant une moue dubitative et désorientée face au sourire carnassier et au regard flingueur.

- Alors ?...Il n’est pas d’ici ton cadavre maure, c’est ça ?

- C'est-à-dire que…en fait, on n’en sait encore trop rien, monsieur le Commissaire… (Sofiane mettait un point d’honneur à le nommer par son grade, ce qui correspondait exactement à la distance que Lataille souhaitait maintenir entre ce stagiaire différent et lui-même) j’attends les résultats d’analyse du labo.

Sofiane eut soudain l’intuition fulgurante que son attitude gênait Lataille, sans en être autrement persuadé. La vérité se présente rarement dans le plus simple appareil. Elle est plus souvent travestie ou fardée comme une vieille putain, ou parée de ses plus beaux atours pour mener l’ingénu par le bout du nez comme on mène l’animal à l’abattoir en le tirant par le naseau. Quand ce ne sont pas des vérités inventées et fabriquées de toutes pièces qui paraissent plus vraies que nature. Sofiane pressentait qu’il contrariait son chef alors qu’une affligeante sensation de ne pouvoir s’y prendre autrement l’accablait. Lataille décocha un nouveau sourire carnassier en même temps que sourdait de la profondeur de ses pupilles une onde inquiétante. C’est ainsi que Sofiane le perçut. Puis il persifla entre ses dents comme un cobra :

-Mon petit SDM (Sofiane détesta d’emblée cette entrée en matière), je vais te donner une fois pour toutes l’avis d’un vieux briscard : écoute davantage ce que je te suggère, ne néglige jamais le chemin que je t’indique et tu verras (et ce tu verras tournoya dans sa tête à lui fiche le tournis), tout ira bien mieux pour toi. En tout état de cause, en ce qui concerne cette enquête, je te donne l’ordre de me tenir au courant à chaque instant de son développement, dans ses moindres détails, y compris ceux qui te sembleront insignifiants. Après tout, ce n’est que ta première enquête (ajouta-t-il en adoucissant sa voix) et il vaut mieux que tu t’en réfères à moi.

- Vous pouvez compter sur moi, monsieur le Commissaire !

Ainsi répondit Sofiane instantanément, soulagé par ce ton soudain plus conciliant. L’attitude qu’il avait adoptée semblait avoir rasséréné le commissaire. Sofiane avait acquis au cours de sa brève existence une évidente dextérité dans l’art de deviner en moins de temps qu’il ne fallait à son interlocuteur pour déglutir si les intentions de celui-ci étaient au-dessus de tout soupçon. Il en était pourtant encore à se demander concernant Lataille si celui-ci était décidé à le dévorer tout cru, et pour la version plus élaborée, à quelle sauce ? Lataille s’obstinait à lui sourire, de ce sourire qui fait frémir plutôt qu’il ne rassure. Sofiane se maintenait sur ses gardes, interprétant l’attitude de son chef comme celle d’un commissaire persuadé d’avoir la situation dans son intégralité sous contrôle, sinon, et il le savait pour avoir déjà assisté à de telles métamorphoses, Lataille pouvait blêmir en une fraction de seconde et perdre son sang-froid ou tout sens de la retenue, même face à une contrariété insignifiante en apparence, ou s’il était simplement contredit, quand le fait en question lui semblait écorner même un tant soit peu son intouchable pouvoir. Dans ces moments-là, il aboyait sans vergogne découvrant brusquement des crocs menaçants. Il pouvait instantanément jeter aux orties tout habit de convenance en même temps que le vernis de civilité dont il se parait en règle générale et que l’on découvrait à cette occasion fort peu épais. Alors, la conviviale faconde gersoise se muait en grotesque éructation. Lataille n’était pas homme à laisser quiconque se hisser au-dessus de lui, ni dans la police, ni même au sein de la République qu’il exécrait.

Comme la vie, Lataille était impitoyable. Jamais il n’aurait accordé une quelconque pitié ou de la commisération ou encore de la compassion que lui-même n’aurait pas manqué d’implorer si d’aventure il s’était trouvé dans la situation d’un homme blessé ou dans un état de faiblesse tel qu’il aurait été à la merci du premier prédateur apparu. Aucune lueur d’humanité ne brillait au fond de ses yeux. Il avait d’ailleurs banni ce mot de son vocabulaire, s’il l’avait jamais appris. Impitoyable mais pitoyable aussi il l’était en même temps, en ce qu’il partageait avec ses comparses en arrogance la veulerie de se comporter de manière d’autant plus implacable que la personne lui faisant face était naïve, faible et innocente ou dans un piteux état, alors qu’il se faisait obséquieux et surtout circonspect face à plus fort ou plus huppé que lui.

Sofiane se mit à taper quelques notes sur son PC, soulagé d’être revenu dans son minuscule bureau. Un exercice simple en apparence qui se trouva rapidement perturbé par l’irruption intempestive de la journaliste au centre de ses pensées. Ainsi donc, une rencontre d’à peine quelques minutes, agrémentée d’un échange de paroles des plus succincts, avait-il suffit pour chambouler son esprit et ses sens. Mais qui ne connaît de Marie Laffargue le regard azuré hérité de sa mère et le sourire engageant qu’elle avait en partage avec son père, ne peut comprendre que ces présents naturels qu’elle avait bien volontiers offerts à Sofiane Saïdi, lui étaient allés droit au cœur. Et pour être tout à fait sincère, m’avoua-t-il, ses sens aussi en étaient tout émoustillés. Ceci concocta une étrange alchimie sans qu’il fût lui-même en mesure de déterminer la part exacte du cœur et celle de l’esprit puisque tout se concentre au niveau du cerveau surtout pour actionner ce qui se trame bien plus bas.

Las, se persuadant qu’il ne tirerait rien de son PC, même à s’obstiner, il se convainquit qu’il pouvait tout aussi bien réfléchir sur son enquête partout ailleurs, à partir des notes soigneusement transcrites sur son carnet dont il était adepte lui aussi. Sofiane quitta l’hôtel de Police vers dix-huit heures, s’en allant en lambinant rejoindre son studio de la rue des Blanchers, obsédé par une pensée insidieuse qui lui insinuait que la probabilité de croiser la journaliste dans la rue était infiniment supérieure que partout ailleurs. Mais ce fut d’abord la déception qui le gagna tout au long du chemin le séparant de chez lui, car de journaliste il n’en vit pas l’ombre, ni le jean serré, ni le caraco bleu, jusqu’à ce qu’il débouchât sur la place Saint-Pierre et longeât la terrasse du bar Basque qu’occupaient des touristes anglais qui s’y prélassaient devant d’ahurissantes pintes de bières colorées. C’est exactement à cet endroit que Marie fondit sur lui depuis le zinc où elle était assise sur une de ces chaises surélevées, « là même où j’avais bu le matin  mon café». La chamade, son cœur, dès qu’il la vit, se mit à battre, cognant à grands coups douloureux contre sa cage thoracique devenue subitement trop étroite pour contenir tout son émoi. Il eut beau tenter de se maîtriser, de se répéter qu’il s’y attendait puisqu’il n’espérait rien d’autre que cette rencontre, quand Marie le héla de l’intérieur puis l’accosta comme une vedette un paquebot, il suffoqua. Il n’avait guère réalisé qu’elle le guettait puisqu’elle connaissait tous les ingrédients de base de son identité, son véritable nom, son grade, son sobriquet, son adresse et son moyen de locomotion, en l’occurrence pedibus cum jambis, ses horaires approximatifs de travail, le bistrot qu’il fréquentait (le matin seulement), car il était en état de transe tel, à la seule perspective de la contempler, de l’entendre, de l’écouter et de lui parler, qu’il en resta muet et ébaubi dès l’instant où il la vit. Tant, aurait-on dit, il était impatient de se lancer dans cette aventure dont il ne pouvait pourtant avoir la moindre conscience de son aboutissement. Il ressentait une confiance intuitive de taupe tellement cette journaliste, à ses yeux aveuglés, resplendissait d’une beauté (sur)naturelle et sans artifice qui semblait l’émouvoir profondément. Dans ses rêves éveillés, il aurait pu vivre avec une telle apparition même dans un champ de ruines, s’il l’eût fallu ; elle représentait le soleil qui chasse la bruine ; elle aurait illuminé la nuit la plus noire ou fait fondre un glaçon sur la banquise ; elle provoquait à elle seule le réchauffement climatique tant annoncé ; elle lui faisait croire quand elle le fixait de ses yeux à la brillance azurée que le monde entier lui appartenait et se mettait à ses pieds ; c’était dans ses rêves éveillés.

Marie l’attirait au point que même l’évocation de son père occupé à le maudire pour ce qu’il aurait considéré comme une authentique trahison au moment où il lui avait, par l’intermédiaire d’une de ses sœurs, dégotté une fille au bled, n’atteignait plus son subconscient.

Car voilà que cette femme s’avançait vers lui d’un pas sautillant, primesautière, juchée sur ses hauts talons sous son jean serré délavé et son caraco bleu et qu’elle l’interpella d’un :

-Alors lieutenant ? Quoi de neuf ?

Comble de malchance, Sofiane n’avait rien à lui mettre sous la dent. Il demeura muet, englué dans un état de stupéfaction complète, à la limite de la stupidité, paré à bredouiller n’importe quelle phrase calamiteuse qui ne manque jamais de traverser l’esprit ramolli en pareille circonstance. Il restait captif de son regard d’une profondeur accaparante qui contrastait avec son sourire charmant. Chez Marie, cette acuité révélait la barbarie du monde alors que son sourire recelait sa confiance en la vie. Sofiane se dandina béatement d’un pied sur l’autre jusqu’à ce qu’elle lui proposât de prendre un verre à la terrasse du bar Basque. Il se laissa plus entraîner qu’il n’acquiesça, sans pour autant rejeter au fond de lui cette proposition. En fait, c’était bien la première fois qu’il prendrait un verre en compagnie d’une femme à la terrasse d’un café. Il n’avait pas encore intégré ce rite dans ses us et coutumes. Alors cette situation nouvelle lui procura soudain la sensation que la terre entière les observait, que le moindre passant le frôlant portait un jugement, que le serveur qu’il connaissait aller le vanner chaque matin et pire que tout, que son père allait surgir du coin de la rue Patrimonière pour le tancer ou que son (petit) frère l’attendait au tournant lui répétant inlassablement « il faut d’abord qu’elle se convertisse mon frère ». Finalement, comme il ne pouvait rien lui apprendre de neuf sur l’affaire susceptible de l’intéresser, ils cantonnèrent le début de leur conversation aux banalités qui viennent à l’esprit dans ces moments-là. Sofiane se sentait peu à son aise, perturbé par son fond de timidité résiduel et un manque cruel d’expérience en ce qui concerne les femmes en général. Marie au contraire se sentait bien et sa simplicité, malgré ou grâce à sa rigueur journalistique, ne pouvait que le tranquilliser. Son attitude lui laissa croire qu’il ne la laissait pas indifférente. A partir de cette discussion, l’intérêt qu’il lui porta vira à l’obsession.

De fil en aiguille, comme leurs mots et leurs phrases s’entremêlaient en un plaisir réciproque évident, ils ne purent que constater qu’ils partageaient quantité de préoccupations existentielles. S’ajoutant à cette raison primordiale le fait remédiable que l’estomac de Marie criait famine même si celui de Sofiane n’était guère en état de signifier quoi que ce fût avec ce visage si attirant dans sa ligne de mire, elle s’écria :

-Et si nous dînions ensemble, hein ? Qu’en penses-tu ? Si toutefois tu n’as pas d’obligations ?

Ce n’était pas que la perspective de poursuivre la soirée en sa compagnie ne l’enchantât point, bien au contraire, mais de restaurant, il n’en connaissait pas car, comme il me le confia, à l’époque, il ne fréquentait jamais ce genre d’endroit. Cela ne faisait pas partie de ses habitudes. Il n’y avait jamais mis les pieds en famille puisque son père considérait avoir l’idéal pour faire à manger mieux et beaucoup moins cher à la maison en la personne de sa femme. Et l’idée d’y aller seul ne lui serait même pas venue. Il se trouvait donc fort embarrassé pour satisfaire cette proposition à l’apparence anodine. Il avait cependant remarqué qu’il y avait pléthore de restaurants dans sa rue. Alors, se mettant à l’eau avec la prudence de quelqu’un qui ne sait pas nager, il lui répondit :

- Tu sais, il y a plusieurs restaurants dans ma rue, mais je ne…

- Et bien, choisis en un !

Exactement l’exigence qu’il craignait. Elle lui demandait de se jeter à l’eau comme un Labrador. Il imaginait aisément qu’en choisissant un restaurant qui ne lui plairait pas, son image en serait ternie et ce banal évènement suffirait à dévoiler une fêlure dans son comportement. Dans certains domaines, Sofiane possédait l’art de la complication. Quant à Marie, elle ne s’embarrassait guère de ce genre de considérations. Parce que cet univers à découvrir lui paraissait parfaitement exotique, il n’avait pas la moindre idée de ce qui lui conviendrait. Il l’emmena finalement dans le premier restaurant de sa rue qui lui parut suffisamment accueillant, au hasard ou presque, se trimballant un poids sur l’estomac avant même d’avoir commencé à manger. Il se dirigea vers la porte d’entrée l’air sûr de lui, négligeant la terrasse où, à son grand soulagement, aucune table n’était libre et fonça tout droit vers le fond de la salle. « Cuisine traditionnelle du sud-ouest » annonçait la vitrine. Tout en entrant, il ressassait dans un coin nébuleux de son cerveau la phrase couperet « pourvu que mon père ou mon frère ne déboulent pas dans cette rue à ma recherche et me trouvent en compagnie de cette fille ». Depuis qu’ils avaient quitté le bar Basque, il guettait le moindre mouvement de passant dans la rue, se retournant sans cesse le plus naturellement comme si c’était possible, pour éviter qu’elle ne surprît son manège, qui aurait pu lui faire croire qu’il craignait l’apparition intempestive de sa petite amie. Son comportement n’avait pas échappé à la sagacité de Marie évidemment, habituée à observer les attitudes humaines afin d’y déceler les inquiétudes, les failles, les incertitudes ou les fêlures justement. Sofiane n’avait qu’une seule hâte, la dissimuler au plus vite dans l’anonymat rassurant d’un fond de salle de restaurant et disparaître ainsi à la vue virtuelle de son père qui n’aurait pourtant jamais l’idée incongrue de débusquer son fils dans cet endroit étranger en illicite compagnie. Il laissa à Marie le soin de désigner la table où elle désirait passer la soirée – au moins une chose qu’elle ne pourrait pas lui reprocher – et profita de ce court instant de répit pour jeter des regards inquiets à la ronde et s’assurer qu’aucun des clients présents n’était affublé d’une tronche de vilain rapporteur à l’affût, paré à alerter sa famille sur sa conduite indigne. Sofiane peinait à se soustraire à ce sentiment ambivalent et destructeur (agissant tel un virus sournois plutôt que foudroyant), qui prenait ses aises comme une brique posée sur l’estomac, en même temps qu’un élan spontané le poussait (dans le dos) vers elle. Quand ils s’assirent face à face à l’une de ces tables si étroites que leurs genoux et leurs visages se touchaient presque, elle l’observa, sourire aux lèvres, de son regard pénétrant jusqu’au plus profond de son intimité, comme par effraction. Il crut y déceler tantôt de l’empathie, tantôt une appétence conquérante. Marie était une farouche pratiquante de l’ici et maintenant. Sofiane ne cessait de sautiller d’une fesse sur l’autre quand il ne les serrait pas en un seul bloc. Il manquait d’aisance et n’arrêtait pas de se le reprocher, s’efforçant de paraître exactement le contraire, mais son mal-être s’accentua quand il se trouva dans l’obligation de produire des gestes certes simples mais hors du champ de ses connaissances. Consulter une carte des vins, par exemple, avec une certaine affectation. Ou repérer des plats dénués de porc sans avoir à le demander. A cette époque encore, il répondait à qui le lui demandait avec insistance, parmi les personnes de son entourage professionnel pressées de lui coller une étiquette, qu’il ne mangeait pas de porc parce qu’il n’aimait pas cette viande tout simplement. Il ne fallait y voir aucune autre raison. Cette réponse présentait l’avantage d’éviter les conversations oiseuses et fastidieuses à son sens, sur la religion, les interdits alimentaires et les comparaisons futiles qu’elles déclenchaient invariablement. Cela n’empêcha jamais personne de pérorer derrière son dos. On connaît la propension de l’esprit humain à chercher plus pitoyable que soi et à s’en réjouir à satiété quand on s’imagine avoir ferré une proie.

La carte des vins fut placée d’autorité entre ses mains par le serveur toulousain. Cet objet fit donc sa première intrusion dans son univers, au point de lui donner des sueurs froides, à moins qu’elles ne fussent chaudes. Des gouttes aussi bien se mirent à perler sur son front pris dans l’étau des Beaujolais, des Gaillac et des Bordeaux, sous la pression fastidieuse du serveur planté comme un cierge funèbre à ses côtés, son carnet à la main et le stylo pointé. Sofiane peinait à ne pas laisser percer son désarroi. Il aurait pu simplement avouer son ignorance en ce domaine inattendu, mais il tenait par-dessus tout et en toutes circonstances à ne rien laisser paraître. Surtout, ne pas se dévoiler. Ne jamais se montrer tel que l’on est. Cacher ses manques et ses faiblesses. Faire semblant et laisser croire. Tenir son rôle sans faillir. Et surtout, surtout, ne jamais laisser la porte du restaurant s’ouvrir sans contrôler qui entrait. Elle s’ouvrait souvent d’ailleurs car il fallait bien servir les clients installés sur la terrasse.

Le nez plongé dans la carte perfide, il s’interrogeait sur la conduite à tenir quand Marie le sortit d’embarras en interrogeant le serveur :

- N’y a-t-il pas un bon cru près de Toulouse ? Il me semble que j’en ai déjà entendu parler. Comment s’appelle-t-il déjà ? Le Frantan, non ? Quelque chose comme ça.

- Le Fronton, s’exclama le garçon au stylo toujours pointé sur le carnet de commandes.

- Et vous en avez ?

- Bien sûr ! Vous en voulez ?

- Qu’en penses-tu ? (noyé dans la cartographie viticole, Sofiane sauta sur l’occasion pour saisir cette bouteille inconnue amicalement tendue)

- Si ça te fait plaisir, prenons une bouteille de Fron…

- Ton ! (compléta le garçon).

Sofiane s’efforçait de sauver les apparences, tant que faire se pouvait. Pour rien au monde, il n’aurait voulu laisser paraître la moindre gène, tout en observant avec constance et inquiétude les tables voisines pour tenter d’analyser comment son comportement était jugé. Le genre de préoccupation dont Marie se fichait éperdument. Il ne pouvait concevoir que la plupart des gens ne s’intéresse nullement à la vie de leurs voisins tant qu’ils n’en subissent aucun désagrément.

Le serveur apporta les plats. Sofiane découvrit à sa grande stupéfaction (muette et impassible) que l’agneau qu’il avait prudemment commandé était farci de lardons. Il sentit la coulée de sueur reprendre le chemin de la courbure de son dos et se remit subrepticement à explorer les tables voisines pour débusquer l’éventuel espion susceptible de le trahir auprès de sa famille. Trônait déjà sur la table la stigmatisante bouteille de vin accolée aux deux verres pleins, faisant suite au cérémonial ostentatoire de présentation et débouchage, puis celui du goûteur, suivi par le serveur pointilleux, toujours le même, avec affectation ou plutôt plaisir sadique, crut déceler Sofiane, au vu et au su de la salle entière. Il n’y a pas de hasard. Il n’était pas enclin à croire au hasard. Il n’avait cependant esquissé aucun mouvement de protestation devant Marie, lors de ces petites vicissitudes, fut-ce le moindre, alors même que son père s’était à nouveau imposé en gros plan sur l’écran noir de son cerveau blanc. Toujours impassible, il continuait de tremper machinalement ses lèvres dans le verre de vin comme pour se donner un tant soit peu de contenance face à la terre entière qui ne manquait pas de le reluquer. Il avait déjà été contraint de pratiquer une variante de ce cérémonial lors de la fête de sa promotion, quand ils avaient fêté leur réussite et leur désormais titre de lieutenant de police, stagiaire, une flûte de champagne à la main. Tout en s’efforçant de sourire (béatement) à Marie, il ne put s’empêcher de répondre (mentalement) à son père qu’il serait tout de même extravagant de résumer son identité musulmane à quelques interdits, tout en sachant par avance que celui-ci ne voudrait rien entendre de cette réflexion, la trouvant même répugnante. C’était bien ce qui le troublait le plus. C’est ainsi que face à Marie, fidèle elle à son attitude simple et authentique, il finit par siroter un verre entier tout au long du repas et parvint même au bout du compte à se décontracter quelque peu. Il abandonna cependant les lardons sur le bord de l’assiette. Elle ne le questionna même pas sur le déroulement de l’enquête.

Marie raconta sa vie de journaliste et dévoila qu’elle s’affairait à terminer un livre, laissant planer le mystère sur son sujet.

Plus leur discussion se prolongeait, plus Sofiane se relâchait. Ils se découvraient des modes de pensée communs. Certaines réflexions auraient tout aussi bien pu émaner de l’un que de l’autre et en des termes quasi identiques. Ils partageaient une forme d’humour proche et jusqu’à des expressions du visage et des mouvements de mains qui avaient tout l’air de les enchanter tous deux. Comme si ce repas consacrait les retrouvailles de deux vieux complices. Les premières défenses s’étaient bien vite écroulées sous l’effet d’une attirance aussi forte que réciproque. Le naturel de Sofiane cependant restait à fleur de peau, nul besoin d’un galop. Il n’aurait pas fallu le titiller beaucoup pour le faire surgir de sa boîte comme un vilain diable. Alors, quand Marie mit les pieds dans le plat en lui demandant sans détour s’il pouvait l’héberger pour la nuit, car étant arrivée à l’improviste, elle n’avait pu trouver de chambre d’hôtel, lui, complètement désarçonné, s’entendit répondre comme s’il ne percevait pas l’énormité de la requête :

-Mais…vous savez, chez moi, c’est tout petit et…

Alors qu’ils se tutoyaient depuis plus d’une heure - elle s’y était mise la première et il s’était seulement décidé à l’imiter au bout d’un sacré moment (l’alcool siroté tout au long de la soirée avait eu raison de sa timidité, aussi bien amadouée par le naturel charmant de Marie qui opérait un miracle sur sa nature rétive), pour le coup sa phrase s’était à nouveau emparée du vouvoiement. Quand ses oreilles lui rapportèrent les propos extraordinaires de Marie, que n’importe quel client du restaurant aurait tout aussi bien pu capter, l’image intempestive du père resurgit dans son cinéma cérébral. Un bref regard à la ronde le persuada que personne n’y avait prêté attention. Il resta cependant sur ses gardes car un rapporteur sait se faire discret et se glisser incognito dans la foule anonyme. Alors, sans se départir de son sourire radieux, Marie persévéra :

-Mais tu sais, même si c’est petit chez toi, je ne prends pas beaucoup de place, regarde, même mon sac est minuscule.

Il n’était pas possible de la contredire sur la taille de son sac. Sofiane n’en demeurait pas moins submergé par un malaise suscité par la superposition du visage sévère de son père sur le sourire si attirant de Marie.

-C’est que…à vrai dire…je n’ai pas véritablement de chambre…

Et en même temps qu’il trébuchait sur ses mots, il sentit une onde de honte embrumer son visage qui s’embrasa en une crise d’urticaire. Il craignit aussitôt que Marie ne s’en rendît compte en voyant sa peau qu’il sentit se couvrir de plaques rougeoyantes. Elle ne manqua rien du spectacle tout en ne laissant rien paraître. Tout au contraire, elle rit doucement pour préserver la complicité qui les avait réunis tout au long du dîner.

-Ah bon ! Et tu dors où alors ?

-Je veux dire que je n’ai pas de chambre d’ami, c’est trop petit !

Répliqua-t-il prenant le parti d’en rire lui aussi embarqué par sa joie communicative. Et il chassa brutalement le père qui lui squattait la tête.

-En fait, mon logement c’est qu’une seule pièce, tu vois, ce n’est qu’un petit studio avec un seul canapé-lit. Mais je dois bien avoir un matelas de dépannage sur lequel je peux dormir. C’est pas un problème ! Je vais quand même pas te laisser à la rue à cette heure-ci !

Il termina sa phrase sur un sourire bien qu’il sentît une légère crispation durcir les commissures de ses lèvres sans doute à cause d’un père qu’on aurait dit fouettard. Il ne contrôlait pas encore complètement le programme des projections sur l’écran de son cerveau. Des scènes de films très différents s’y projetaient de manière très chaotique. Il savait pertinemment que son père n’aurait pas hésité un seul instant à rejeter à la mer des incroyants la perle rare que Sofiane s’apprêtait à ramener sur sa barque tanguant. Il en était lui-même abasourdi. Ils se levèrent, payèrent chacun leur écot car Marie insista sans faillir à payer sa part, et suivirent la rue des Blanchers jusqu’à la porte dudit petit studio, à quelques pas à peine du restaurant. Aux yeux de Sofiane, cette proximité avait l’insigne avantage de limiter la possibilité de mauvaises rencontres. La crainte au demeurant qu’il avait de tomber sur son père était sans objet puisqu’il le portait de toute façon en lui. Planté devant sa porte, Sofiane bégayait des mains pour sortir le sésame de sa poche qui ne lui avait jamais parue aussi labyrinthique. Quand il parvint à l’extirper, il l’enfourna dans la serrure avec la dextérité d’un parkinsonien atteint de cécité. Pendant les diverses tentatives nécessaires à la réalisation de cet acte simple, il se confondait en excuses insipides. Comme toujours, la dernière fut la bonne. Marie persévérait à sourire avec indulgence, crut-il, comme il me le rapporta bien plus tard. Il s’effaça enfin pour la laisser entrer. Un clic-clac antédiluvien trônait dans l’unique pièce austère, disposé sans imagination au centre, tourné vers l’unique fenêtre.

-Voici mon antre, mais vous, enfin tu…enfin comme tu vois, y a pas grand-chose !

Elle pouffa en le coupant.

-En effet, c’est assez dépouillé côté mobilier !

Et comme il la regardait d’un air marri, elle ajouta :

-Bon ! C’est le prototype même du studio occupé par un jeune célibataire débutant à la brigade criminelle, non ?

Une mini chaîne hi-fi gisait sur le sol au pied du canapé-lit déplié. Autour, épars, batifolaient quelques CD. La vue de son désordre accentua son malaise. Il s’en voulut d’avoir introduit dans son campement un trésor tombé du ciel par il ne saisissait encore quel miracle. Pourquoi lui, justement ? Sans doute n’était-ce qu’un mirage qui s’estomperait aux premières lueurs de l’aube.

Marie ne s’arrêtait jamais à ce genre de considérations qu’elle trouvait absolument futiles. Elle balança son sac à côté du clic-clac et se pencha pour détailler les CD. Elle opta pour Mozart l’Egyptien qu’elle fourgua aussitôt dans le lecteur. Puis elle s’affala sur le lit comme pour le tester. Sofiane restait figé devant la porte d’entrée, transformé en statue de sel, assailli par la désagréable sensation que ses joues rougissaient à vue d’œil, tandis que des gouttes de sueur tel un ruisseau sauvage glissaient sur son dos. Il demeurait néanmoins animé d’une volonté farouche de ne rien laisser paraître de son mal-être. Mais ces choses-là se devinent plus qu’elles ne se voient. Elles n’échappèrent guère au flair de Marie. Depuis le lit, elle se tourna vers lui et parée de son sourire radieux lui demanda un verre d’eau. Occupé à la contempler dans cette incroyable position (assise sur son lit quand même) il dut se pincer pour y croire. Son style d’authenticité foudroyante, de simplicité supranaturelle, le bluffait, car il avait beau se creuser la tête, il ne trouvait rien d’affecté ni de surfait dans son attitude. C’était une belle personne surgie de nulle part, à vrai dire quasi son idéal de femme, débarquée sans crier gare et qu’il se voyait contraint d’accueillir dans le réduit qui lui servait d’antre de célibataire niché au sein d’un vieil immeuble délabré à l’escalier lépreux baignant dans une lumière glauque. Et maintenant seulement il réalisait qu’il n’avait même pas d’eau minérale à lui offrir, rien d’autre que de la vulgaire eau du robinet à l’arôme chloré. Il alla remplir deux verres dépareillés dans le coin cuisine en se maudissant de ne pas avoir mis de bouteille au frais. Quand il se retourna, il la vit debout près de la fenêtre, l’air d’épier la rue. Il s’avança vers elle à la manière d’un crabe effarouché, un verre d’eau rempli dans chaque pince. Quand il se rapprocha, elle pivota brusquement et, le fixant de ses yeux rieurs, elle se glissa entre ses bras écartés pour venir se coller à lui. Alors elle l’embrassa fougueusement sur sa bouche bée d’effarement. Il se mit à trembler comme un Saluki flairant un daim. L’eau clapota dans les verres qui s’empressèrent de déborder. Elle tenait une forme éblouissante et pour tout dire, à ses yeux à lui, paraissait déchaînée. Marie gardait toujours une longueur d’avance, le laissant ramer dans son sillage. Elle fourragea de sa langue dans sa bouche, épousant les formes de son corps en un mouvement lent et sensuel. Cet assaut lui procura la sensation qu’elle l’asphyxiait. Son total émoi perturbait sa raison, à nouveau paralysée par le regard sévère du père revenu s’encastrer dans l’entrebâillement de son cerveau en plan américain. Ce visage austère l’observait d’un drôle d’air, lui rappelant qu’il le destinait à une jeune fille du bled, ou plutôt le contraire. Ses mains serraient les verres à les briser et l’eau, secouée par ses tremblements convulsifs, dégoulinait le long de ses doigts et éclaboussait le plancher. Marie desserra son étreinte, subitement prise d’un fou rire, dont elle était à vrai dire coutumière. Elle attrapa au vol un des verres à moitié vide et en avala l’eau d’un trait. Sofiane succombait à son charme, subjugué par son naturel impétueux, abasourdi, prêt à suivre mais incapable de larguer les amarres. Il semblait déjà dépassé et restait planté tel un arbre décharné, les épaules rentrées comme pour mieux résister à l’ouragan, s’efforçant vainement de mettre un terme au tremblement qui le secouait comme un vulgaire prunier. Marie s’assit sur le canapé-lit et tendit son verre vide. Il s’empressa de s’exécuter et se réfugia dans le coin-cuisine pour reprendre pied, se refaire une (petite) santé. Quand il revint avec le verre plein, il était déterminé à accrocher son wagon rouillé à cette locomotive folle. Pour cela, il lui fallait empêcher les projections inhibitrices, en plan américain ou autres sur l’écran blanc de son cerveau noir. Le comportement de Marie, franc, simple, direct, sans artifice, pour tout dire le fascinait. Elle pénétrait son univers sans retenue, bousculant son intimité comme si cela allait de soi, comme si c’était inscrit dans chaque pore de leurs peaux, comme s’ils s’aspiraient à chaque contraction cardiaque. Alors elle entreprit de se déshabiller et se retrouva en un clin d’œil complètement nue, état qu’elle considérait comme naturel, alors que sa nudité aveuglait Sofiane comme la lampe éblouit le suspect lors d’un interrogatoire. Devant son air pataud sinon piteux, elle se mit en demeure de le désaper. Tous ses écrans de contrôle s’en trouvèrent brouillés, mis sens dessous dessus. Tous les manomètres s’affolèrent dans leurs boîtiers. Sofiane flottait dans les vapeurs d’un hammam imaginaire, le regard embué d’humidité brûlante émanant d’un corps d’une rare beauté, galbé comme une dune du Sahara, de cette couleur chaude de sable chaud, qui se coula sur lui entraînant leurs corps sur le clic-clac ouvert par la magie de la déesse malicieuse et débonnaire de la suavité. L’alchimie de leurs peaux subissant mille frottis dans leur chute au ralenti sur le canapé-lit, suscita en lui un choc émotionnel tel, subitement confronté au fantôme paternel revenu le hanter malgré ses velléités de l’éconduire, qu’il fut pris de brusques et violentes nausées. Il eut juste le temps d’arracher son corps maudit à la volupté des dunes couleur croissant doré, pour se précipiter vers la salle de bains. D’un revers de main, il fit valser le couvercle de la cuvette des toilettes contre le réservoir d’eau. Alors, courbé par-dessus, au rythme des spasmes cauchemardeux, il vomit tous les miasmes de son éducation. Quand elle vint s’enquérir de son état, elle ne put que constater qu’il rendait bruyamment l’indigestion d’émotions, penché sur le trou glauque d’évacuation des eaux souillées qu’il fixait d’un œil révulsé. Elle le réconforta de quelques mots baume (« c’est rien, c’est sans importance, c’est pas grave, ça arrive, t’inquiète pas, ça va passer… »), puis, ne trouvant rien à ajouter, ou à faire, elle retourna au salon-chambre-à-coucher, lui administrant au passage une claque amicale sur ses fesses atrocement nues. Ce geste anodin lui fit prendre conscience de manière aigue et soudaine de son intégrale nudité qu’il put illico vérifier dans le miroir de la salle de bains. Cette vision inhabituelle provoqua une série complémentaire de spasmes vomitifs. Qui n’a pas connu l’obligation de partager une salle de bains unique avec une famille nombreuse ne peut connaître l’impossibilité de s’y contempler nu, au grand jamais, et les conséquences désastreuses sur la vie amoureuse (future). Car dans cette configuration, la nudité, déjà malmenée par la tradition, devient l’incongruité, la malédiction, l’anormalité, la honte, l’horreur. Et comme un malheur n’arrive jamais seul ainsi que le professe la sagesse populaire, se superposa à cet état nauséeux, le sentiment de culpabilité de réagir de cette manière en si incroyable circonstance. Il ne pouvait se départir de cette idée folle que son corps croupissait l’instant d’avant dans un état de déchéance morale dégoûtant alors même que rien au monde n’était plus beau, plus doux, plus suave, plus sensuel, plus charnel, plus enthousiasmant que le corps de Marie, je m’emballe, qui s’avérait être en parfaite harmonie avec son esprit.

Il finit par réintégrer la pièce unique du délit et trouva Marie endormie. Elle s’était assoupie sur le dos, les jambes légèrement écartées, telle quelle en son sublime costume d’Eve sans crainte ni reproche d’avoir terrassé l’antique serpent. Il enfila machinalement un slip et un tee-shirt qui constituaient la tenue irréfragable de ses nuits d’été comme d’hiver, éteignit et s’étendit à ses côtés dans la pénombre bordée des lumières tamisées de la ville. Il eut beau chercher, il ne put rencontrer le sommeil. Aucune position ne trouvait grâce à son cerveau tourmenté. Il y avait toujours cette présence intempestive du père, l’absence de la mère, l’irruption malséante de son enfance, et toujours, il ne faudrait pas l’oublier, son premier cadavre fourgué par son chef abhorré. Il se releva et fit les quelques pas qui le séparaient de la fenêtre dans l’espoir vain de se débarrasser de tous ces visiteurs indésirables qui lui prenaient le bourrichon. Quelque chose de répugnant faisait que le visage de son père adoré se superposait à celui de son chef abhorré. Il n’en comprenait pas la raison si raison il y avait. Comme l’activité de la rue à cette heure tardive se réduisait à de rares passants passablement éméchés, il se retourna pour contempler Marie. Alanguie sur le flanc, elle laissait admirer sans retenue la courbure de son dos se cambrant sur sa croupe triomphante. Elle abandonnait son corps parfait à la stupéfaction muette de Sofiane. Au bout d’une longue contemplation béate, tapi dans la pénombre, il retourna s’allonger à ses côtés dans l’espoir de s’endormir, ce qui n’arriva point, car il ne put s’empêcher de réfléchir au lendemain qui accourrait à grand train et à son enquête qui faisait du surplace. Ces pensées n’avaient qu’un seul avantage, celui d’escamoter le « délit » pas tout à fait consommé. Il en était là dans son désarroi quand une petite main baladeuse se mit à palper son corps tout à son gré, se glissant furtivement sous le tee-shirt et dérapant sous le slip pour tâter la peau douce de ses fesses. Et la voix de cette main au parcours sensuel finit par lui susurrer de se déshabiller.

Sofiane s’exécuta empêtré dans les rets gluants de la gêne.

couverture_roman

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Commentaires
Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
  • roman trépidant et original qui s'attache aux questions très actuelles de la tolérance et de l'extrémisme religieux. Des personnages attachants sont aux prises avec un monde de plus en plus tentaculaire et nous rappelle que l'intolérance ne vient pas uniq
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