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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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17 décembre 2010

Chapitres 3, 4 et 5

Cadeau pour les fêtes : trois chapitres en une seule fois !

(Avertissement : présentation du roman, voir archives du 7 septembre, Chapitre 1, archives du 28 novembre

Chapitre 2 (1ère moitié), archives du 3 décembre

Chapitre 2 (2ème moitié, archives du 10 décembre

Pour les accrocs, abonnez-vous, vous serez prévenu au postage de chaque chapitre - le prochain est prévu pour le 8 janvier 2011

Pour les impatients, vous pouvez vous procurez le livre sur le site de Publibook.com ou Amazon.fr ou le commander dans une bonne librairie.

Bonne lecture et à vos commentaires...)

couverture_roman

3mezq

3.

Sofiane quitta Toulouse à contrecœur et sans revoir Marie. Dans le taxi qui le conduisait à l’aéroport de Blagnac, il se laissa envahir par le sentiment de ne plus être maître de son destin. Cette enquête prenait une tournure étrange. Comme il ne comprenait pas d’où lui venait cette sensation et qu’il manquait d’expérience, il ne pouvait que suivre les instructions de son chef abhorré. Il allait donc bientôt croiser cette mosquée selon le sarcasme de Lataille (c’est ainsi qu’il l’avait ressenti) comme on croise un inconnu dans la rue qui, pour une raison soudaine et imprévue, fait une entrée fracassante dans votre réalité. Il en avait sûrement déjà entendu parler, bien sûr, et en route pour Cordoue, jetant un dernier regard par le hublot pour voir Toulouse, cette mosquée lui titillait la mémoire à la manière de ce visage dont on est sûr l’avoir déjà vu quelque part sans parvenir à le resituer. Irritant. Son évocation éveillait en lui un lointain et vague souvenir. Il lui semblait. Sûrement pas quand petit garçon il accompagnait son père en lui tenant la main jusqu’à ce sous-sol de la Villeneuve de Grenoble transformé en lieu de prière, un souvenir bien ancré en lui. Ce serait plutôt un cours de lycée, un de ces cours où il s’assoupissait d’ennui, sinon il s’en serait mieux souvenu. Il douta fort que le professeur, dont il ne remettait ni la tête, ni le patronyme, ni même un quelconque sobriquet dont un quelconque troupeau d’élèves l’aurait affublé avec la rage dévastatrice qui les étreint parfois, eut insisté sur l’importance symbolique de cette mosquée. Il ne pouvait donc s’agir que d’une banale évocation qui gisait assoupie dans le grenier aux vieux souvenirs sans importance sans consistance. Et soudain, sans raison apparente et à la faveur d’un conseil anodin, elle déboulait en pleine conscience et provoquait en lui une étrange émotion. Ainsi va la vie que l’on croit mener (à peu près) à sa guise alors qu’elle nous mène par le bout du nez comme une poigne sans compassion traîne l’animal de boucherie jusqu’à l’abattoir. Le vague souvenir de la Mezquita, comme la nomment les Espagnols, somnolait dans le fourre-tout de sa mémoire au milieu de tous les souvenirs hétéroclites qui forment la culture générale, aussi indispensable à la vie qu’une paire de lunettes de soleil en Normandie.

Le chef de la Guardia Civil de Cordoba lui avait retenu une chambre à l’hôtel Mesquita, comme par hasard, dont le parvis donne sur l’une des trois imposantes portes en bois ouvragées qui ouvrent l’accès au patio de l’antique mosquée. Il y débarqua un soir d’été, épuisé par un voyage crispant. A Séville, desservi par de piètres réminiscences d’espagnol (deuxième langue au lycée), il se fourvoya dans le choix de l’autobus et traversa l’Andalousie profonde. Il atteignit la gare routière de Cordoue tard dans la soirée, éreinté, et nullement d’humeur à admirer la porte en bois d’ailleurs fermée. D’autant que le vol aussi s’était mal passé. Il s’était retrouvé coincé entre une jeune femme anorexique horripilante et sa grand-mère hystérique. Le genre d’avatar qui n’arrive qu’une seule fois dans la vie et annonce toujours une succession de calamités. Il devait s’agir d’Andalouses francisées par émigration. Pendant les deux heures que dura le vol, elles s’invectivèrent par-dessus sa tête. Il avait eu la coupable faiblesse, il est vrai, de céder sans sourciller sa (bonne) place côté couloir en échange du siège du milieu, à la liane frapadingue qui se levait sans arrêt pour accéder au coffre à bagages, tantôt y retirer son nécessaire de maquillage (plusieurs fois), tantôt y trifouiller dans une boîte à la recherche des médicaments censés atténuer ses brûlures d’estomac qui lui dérangeaient le ciboulot. Cette liane frapadingue était passée spécialiste dans l’invention de prétextes futiles pour déranger, par pur plaisir sadique. Elle s’octroyait au passage un supplément d’orgasme à chaque fois qu’elle entendait la vieille se confondre en plates excuses pour le désagrément que causait sa malade mentale. L’anorexique se levait et la vieille s’excusait, en un manège bien rôdé. Elles guettaient comme des araignées le moment propice pour s’emparer sans coup férir du siège convoité. Et Sofiane s’était laissé dévorer. Dès qu’il fut coincé entre les deux, il subit les invectives qu’elles s’échangeaient sans arrêt, d’abord d’une oreille amusée, puis progressivement agacée pour finir par se faire laminer. Ni la vieille schnoque au chignon grisaillant entortillé par-dessus son austère visage rebutant de gouvernante acariâtre, ni la jeune écervelée qui se prenait pour le nombril du monde, n’entendaient lâcher prise, jamais. Elles s’envoyaient des scuds par-dessus sa tête en rafales serrées comme s’il était coupable de s’être retrouvé là dans cet avion. Il tenta bien de se calfeutrer dans une neutralité somnolente, mais dès qu’elles s’en apercevaient, elles prenaient un malin plaisir à l’interpeller en juge de leurs différents, en lui tapotant sur les genoux. Par principe, aucun missile fut-il à tête nucléaire, n’aurait réussi à le faire déroger à cette neutralité, mais elles parvinrent à l’excéder.

- Si jamais je commençais une crise cardiaque (dit la vieille)

- Toi ! Une crise cardiaque ! (rétorquait la jeune)

- Mon médecin m’a expliqué qu’il suffit de me souffler sous la langue avec une paille en plastique ! J’en ai toujours une dans mon sac !

- Hein ? Quoi ? Mais tu délires ! Une paille ! Moi, je contrôlerais d’abord si tu respires encore et si c’est le cas, je te giflerais !

- Ah oui ! Des gifles, c’est excellent aussi, mon médecin me l’a dit.

Parfois Sofiane se voyait gratifié d’un court répit. Ces accalmies soudaines lui redonnaient à chaque fois l’espoir de pouvoir réintégrer sa tranquillité lascive. Il fermait les yeux et s’abandonnait comme un bienheureux à son monde intérieur, revivant mille fois sa rencontre avec Marie. La vieille se plongeait dans la lecture d’un hebdomadaire trouvé dans la pochette du siège. C’était compter sans l’anorexique que ce silence incongru alertait.

-Arrête !

Hurla-t-elle, penchée par-dessus les jambes de Sofiane pour espionner. Celui-ci sursauta à l’orée de son assoupissement béat. La vieille fit celle qui n’entendait pas comme si cela ne la concernait pas. Cette fois, il abandonna tout espoir de s’alanguir sous le charme des images enchanteresses de Marie et sa neutralité vacilla.

-Arrête ! Tu ne vas tout de même pas arracher la page des mots croisés d’un journal qui ne t’appartient pas ?

Exactement ce qu’était en train de faire la vieille qui fourra la page convoitée dans son sac fatigué.

-Te rends-tu compte seulement que j’ai perdu ma valise !

Elle soupira avec ostentation.

-Tu ne vas pas nous faire un drame pour de vieilles frusques quand même ! Tu nous as déjà fait perdre deux jours en espérant vainement récupérer tes fringues laides et démodées. Tu devrais considérer cette mésaventure de manière plus positive et en profiter pour t’acheter de nouveaux vêtements plus à la mode. Il n’y avait même pas une seule paire de chaussures neuves dans ta valise !  Tu te rends compte si je venais moi à perdre la mienne ! Avec tous mes médicaments et mes belles paires de chaussures toutes neuves !

Elles n’arrêtèrent pas de jacasser à travers le corps de Sofiane qui avait perdu toute consistance à leurs yeux. Depuis l’instant où il avait si obligeamment (si connement) cédé sa place, il n’existait plus ou plus grave encore, il n’existait que pour cela. Aucune autre alternative que de supporter ou exploser. Sa neutralité excédée était sur le point de se transformer en hystérie injurieuse indigne d’un bon fonctionnaire français dans l’exercice de ses fonctions quand l’hôtesse arriva à point nommé avec les plateaux repas. Sofiane ne comptait faire qu’une bouchée de ce qui allait lui être octroyé. Ces pipelettes sadiques n’oseraient pas parler la bouche pleine quand même ! Alors sous son regard hagard, l’anorexique repoussa le plateau d’un geste si brutal que l’hôtesse faillit le renverser.

-Vous n’imaginez tout de même pas que vous allez me faire ingurgiter ça ! Mais ma petite dame, mon estomac ne le supporterait pas.

Sofiane lorgna le plateau que l’hôtesse remballa.

-Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous me proposez ! Vous voulez ma mort !  Reprenez ce plateau immonde et apportez-moi immédiatement du thé à la place.

095

Hôtel Mezquita, Cordoue, vestibule

                                                                                     

4.

Il était vingt deux heures quand Sofiane pénétra dans l’hôtel Mezquita. Il n’avait qu’une seule idée en tête, avaler en vitesse un sandwich et s’étendre sur un lit. La chambre qui lui avait été réservée était austère et minuscule mais suffirait pour les deux nuits qu’il escomptait y passer. Il y régnait une chaleur suffocante et sèche, bien au-delà des quarante degrés. Il eut la sensation d’avoir le corps entier enserré dans une gangue sortie tout droit d’un four. Il enclencha la climatisation malgré la détestation qu’il vouait à ce mécanisme. Il lui fallu à peine quelques minutes pour défaire son sac. Il n’avait pris que le strict nécessaire. Il fourra le pantalon, la chemise et la ceinture de rechange dans la garde-robe étriquée qui plaquait le lit étroit contre le mur sous l’unique fenêtre dont la persienne était close, puis alla déposer ses effets de toilette dans la salle de bains. Elle était aussi exigüe. Le wc collait au lavabo lui-même plaqué contre la douche dont le rideau en plastique mou à la transparence brouillée était parsemé de dauphins bleus. Sofiane l’écarta pour examiner la propreté de la cuvette. Tout était propre et d’une assez bonne tenue et même recommandé par le guide du Routard comme il l’apprit plus tard. La douche était surmontée d’une lucarne rectangulaire qu’il s’empressa d’ouvrir. Alors il découvrit stupéfait, s’encastrant exactement dans le chambranle de bois clair, le minaret de l’antique mosquée affublé d’un halo orangé qui se détachait sur une nuit incroyablement étoilée. Cette vision soudaine lui coupa le souffle. Outre la beauté bouleversante de l’appendice qui le sidéra, il éprouva une sensation étrange en remarquant que le minaret était affublé de cloches, qui d’ailleurs se mirent à sonner vingt trois heures. A cet instant précis, Sofiane ignorait que l’érection de cet édifice avait commencé en l’an 787 (un nombre qui sonne comme un Boeing) pour se voir sans cesse agrandi et finalement achevé pile en l’an mil.

Comme il mourait de faim, de celle à s’envoyer plusieurs Big Mac, Sofiane sortit au hasard des venelles qui enserrent la Mezquita et se perdit dans un dédale inextricable noir de monde. La foule des touristes débarqués du monde entier s’agglutinait en troupeaux nationaux. Il croisa une clocharde en guenille qui n’aurait pas froid la nuit. Elle mirait son visage buriné et ridé comme une pomme reinette dans le rétro d’une Harley Davidson rutilante, ignorant la foule qui l’entourait. Il se demanda ce qu’elle pouvait bien penser en contemplant son visage délabré. Le centre historique était gavé de restaurants attrape-touristes. Sofiane s’en écarta pour se retrouver dans la ville moderne. A un coin de rue, il repéra un genre de snack qui lui sembla proche de ses habitudes alimentaires. Une jeune serveuse au sourire délicat et au décolleté profond comme une nuit sans lune l’accueillit. Face à elle, Sofiane resta indécis, embarrassé devant l’étalage de marchandises. On aurait dit un chat devant un plat de lentilles.  Alors la fille lui conseilla le gâteau typique de Cordoue et il se risqua à en commander deux, por favor, se fendant de son plus beau sourire et de quelques bribes de phrases en castillan. Il désigna du doigt un bocal glacé dans lequel tournait en rond une boisson à l’air rafraîchissant et à la couleur affriolante. Una granizada de lemon dit la fille. Il acquiesça sans répéter car la fatigue lui avait fourré la tête dans le sac. Il sortit s’asseoir à une table de la terrasse installée à même le trottoir et contempla les passantes en mangeant, un de ses passe-temps favoris pour tuer le temps comme on dit. Les Cordobésiennes allaient fort peu vêtues par cette chaleur extravagante et baladaient leur corps aguichants. Il y avait de quoi se mettre en appétit de la vie pour un être sexuellement constitué. Or Sofiane était crevé, et puis surtout, de les observer, le faisait irrémédiablement rêver de Marie. Elle avait traversé sa vie comme une comète dont la queue,  si j’ose dire et pardon pour l’oser, avait enflammé son cœur et le reste avec, pour être tout à fait franc. Deux femmes coiffées d’un voile noir et vêtues de gandouras blanches, des bonnes sœurs, le frôlèrent en entrant dans le snack, le portable collé à l’oreille. Ce n’est pas qu’il se sentît seul avant de rencontrer Marie car il allait tranquillement de l’avant dans sa petite vie, ressentant même une certaine confiance en son avenir. Le fait de l’avoir rencontrée par contre, et d’en avoir été si vite séparé, l’obligeait à éprouver le détestable apprentissage du manque qui, tel un poison pernicieux, s’insère dans les viscères, s’incruste au plus profond de l’être et pourrit la succession d’instants. Car plus que la séparation, même brutale, c’était de ne pas savoir quand il la reverrait qui le minait.

Il était presque minuit. Le ciel limpide était constellé de diamants étincelants et formait une nuit éternelle toujours semblable et à jamais renouvelée. Même éreinté, il était impossible de rester insensible à cet instant immanent, transcendant tout ce que la vie comporte d’inutile, de déplaisant, de fracassant, d’ignoble, de superflu, de ridicule, de grotesque ou d’incongru. Le temps éternel et fugitif ramenait Sofiane à la vie en soi. L’époustouflante voûte céleste, identique à celle que contemplaient les croyants en allant vers leur nouvelle mosquée, des siècles auparavant, lui octroyait sans qu’il le sût ni même le voulût des racines profondes. Au  même moment, le gros bourdon accroché au minaret-clocher se mit à cogner. Une myriade d’hirondelles ivres de chaleur et de liberté fendait l’air en rasant les oreilles des passants, en un sifflement lancinant, tout en lançant leurs cris stridents qui transperçaient l’air étouffant.

Le lendemain matin au réveil, Sofiane avait la peau brûlante et comme badigeonnée d’une épaisse couche de sueur poisseuse. Au cours de la nuit, il avait cloué le bec au mécanisme à cliquetis intempestifs qui était censé, l’été, empêcher l’air suffocant d’étouffer les clients avant qu’ils ne passassent à la caisse. Il prit une longue douche chaude qui giclait comme un oued quasi desséché du robinet d’eau froide. A neuf heures pile, il était fin prêt et il lui restait pas mal de temps devant lui avant d’honorer le rendez-vous à la Guardia Civil que son chef lui avait concocté. L’hôtel Mezquita était une grande maison typiquement andalouse aux yeux néophytes de Sofiane, dotée d’un agréable patio où il venait de terminer son petit-déjeuner. Il sortit et se retrouva sur la placette de Santa Catalina. Son coup d’œil à la ronde se heurta bien vite à l’imposante double porte en bois sculpté, ouverte cette fois sur le patio ombragé de la mosquée, la Mezquita-Catedral, comme elle est officiellement nommée. Il pénétra dans le jardin des orangers où régnait un calme matinal apaisant. Au même moment, un gardien poussait l’une des deux portes monumentales de la mosquée. Sans réfléchir, Sofiane s’y engouffra. L’édifice était complètement vide. Il s’avança, animé du sentiment sommaire de s’adonner à la visite impromptue d’un vénérable monument, comme il l’avait souvent fait au gré de ses quelques voyages à travers la France. La recommandation de son chef cependant veillait dans un coin secret de son cerveau. A ce moment précis, il n’avait cependant pas le pressentiment d’entrer dans une mosquée. La seule mosquée qu’il avait fréquentée, et avec peu d’assiduité, était en réalité une simple salle de prière où il accompagnait parfois son père. A peine eut-il fait ces quelques pas qu’un silence imposant l’enveloppa. Il se retrouvait absolument seul. Il foulait l’antique sol carrelé à pas feutrés, du bout des pieds, sans penser à rien, quand il sentit un léger frisson parcourir son corps entier comme s’il l’avait aspiré. Cette perception discrète alla se nicher quelque part sous son crâne. Puis se produisit une sorte d’halètement qui s’empara de lui, vibrant à l’unisson de sa respiration en plein emballement. Je ne fais ici que restituer ce que lui-même m’a décrit. Cette mosquée lui fichait la chair de poule pour tout dire. Elle le stupéfiait, le bouleversait, le malmenait depuis l’instant où il y avait mis le pied, alors qu’il ne s’y attendait pas et ne s’y était nullement préparé. Il encaissa de véritables chocs qui le mirent dans des états seconds. Les enfilades de colonnes couraient à perte de vue, reliées par des arcs doubles striés en rouge et blanc, comme si cet espace ignorait la limite, comme si le temps ici était insignifiant. Il se tut, les mots lui manquèrent pour me décrire les sensations qui l’étreignirent et il s’excusa de ne pas arriver à me transmettre la profondeur de son émotion. Planté au milieu de cette forêt de colonnes de marbre avec leurs arcs sublimes au-dessus de sa tête, il se sentit transpercé par le souffle des siècles passés qui s’engouffrait en lui depuis la plante de ses pieds. Dans quelque direction qu’il se tournât, les piliers étaient disposés dans un ordonnancement si parfait, si harmonieux, de manière si exacte pour susciter une vision de beauté à l’état pur, qu’il en émanait une force et une sérénité inimaginables. Cette perspective faite de la succession d’arcs polylobés, d’arcs en fer à cheval qui tantôt s’entrecroisaient, tantôt se superposaient était proprement hallucinante, d’autant qu’ils surgissaient de la profondeur du puits du temps. Un tremblement croissant l’avait saisi au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans cette forêt cependant qu’une sensation de plénitude réconfortait et même annihilait son sentiment de solitude récent. La température était douce, idéale. La conformité des lieux se voulait plutôt rassurante et cependant ses tempes tempêtaient, son cœur époustessouflé battait à tout rompre, son ventre se trouvait comme enserré par des sangles de déménageurs comme jamais cela ne s’était produit en lui jusqu’alors, même pas le jour du concours de lieutenant de police, quand, à l’instant d’entrer dans le local, il n’en menait pas large au point de manquer s’évanouir. Sa bouche bée depuis son entrée dans la mosquée exprimait l’extase sans retenue. Cette visite fut comme un filet jeté par le sort ou le destin ou un quelconque esprit malin d’un lointain ancêtre sur son individualité et prétendue liberté. Sofiane ressentait encore à l’identique cette émotion, des mois plus tard, quand je l’ai rencontré. Elle l’aide même à survivre finalement, aujourd’hui, comme s’il avait été en attente de cet instant depuis des siècles. En s’enfonçant lentement au plus profond de ces colonnes, ébahi par la coloration binaire lancinante, il découvrit soudain une imbrication de signes chrétiens immergés dans l’architecture mauresque. Ici, une gigantesque croix affublée de son corps sanguinolent, pardon pour mon interprétation, se nichait sous une arabesque. Plus loin, un portrait peint d’un saint occupait un écrin similaire. Puis, tout naturellement, ses pas l’emmenèrent jusqu’au mihrab. Il était protégé par une barrière de barreaux épais en fer forgé torsadé très resserrés qui se terminaient par des pointes en forme de flèches. C’était une niche toute simple couronnée d’une coupole aux arcs trilobés en feuille de trèfle, supportée par des colonnes en marbre et des chapiteaux d’or et entourée de versets du Coran en lettres d’or calligraphiées. De cette simplicité émanait une infinie beauté dont la puissance toucha Sofiane jusqu’aux tréfonds de son être comme si ces vestiges antiques remuaient ses gènes. Mais qui resterait de marbre devant une telle merveille ? En pleine contemplation, il fut intrigué par un bruit à peine perceptible, comme celui d’un glissement furtif. Il se retourna et vit une jeune fille en hijab qui s’approchait. Arrivée à quelques mètres du mihrab, elle se déchaussa et se prosterna en direction de la Mecque. Sofiane retint son souffle comme pétrifié. Un gardien surgit de derrière une colonne et força la jeune fille à se relever, puis la repoussa jusqu’à la sortie. A quelques mètres plus loin à peine, Sofiane pouvait apercevoir dans la même perspective une jeune fille agenouillée devant un autel chrétien serti dans une voûte mauresque, priant les mains jointes la représentation de Jésus cloué sur la croix.

Il continua de divaguer dans la mosquée, passant de l’état de stupeur à celui de tremblements, jusqu’au moment où sentant qu’il atteignait une limite à ne pas dépasser, il se dirigea vers la sortie, croisant des grappes de touristes agglutinés et bruyants qui commençaient à s’engouffrer dans l’édifice. Dans le patio des orangers, il profita de l’air extraordinairement doux. Les cyprès s’élançaient à l’assaut du ciel et les oiseaux piaillaient leur joie de vivre. Il s’assit à l’ombre sur le banc de pierre qui court le long du mur de la mosquée entre les deux portes monumentales. Il espérait y trouver un peu de sérénité et s’apaiser après ces moments bouleversants et surtout avant son rendez-vous à la Guardia Civil. Mais un individu tout de noir vêtu, surgi de nulle part, se mit à hurler. Il gisait sur un parapet qui lui faisait face. Je retranscris exactement ce que m’a rapporté Sofiane et m’excuse par avance pour mon castillan. « Joder de Dios y del spirito sancto, viene el tiempo del diablo » (merde à Dieu et à l’esprit saint, voici venir l’époque du diable). Il hurlait de toutes ses forces à vous fiche la chair de poule. Un gardien s’approcha et lui lança :

-Calma José, calma !

Sofiane subodora que son séjour à Cordoue, qu’il espérait sans histoire et court, s’annonçait sous un avis de tempête. Sa peau s’était à nouveau couverte d’une sueur poisseuse qui attirait des nuées de mouches bruyantes et collantes. Il était temps pour lui de prendre le chemin de la Guardia Civil. Le son du gros bourdon confirma l’écoulement du temps et déclencha en lui un rétrécissement spasmodique qui étreignit son antre pylorique. L’heure avait sonné d’aller se présenter à ce rendez-vous que Lataille lui-même avait fixé. Cela ne présageait rien de bon. Son émotion se mua en malaise et les incantations de l’halluciné José persistèrent à siffler à ses oreilles. Il s’apprêtait à sortir par la porte du Pardon quand une touriste à la poitrine plantureuse offerte au tout venant l’accosta. Il ne put refuser de la photographier en compagnie de sa chienne, un Berger Allemand capable de réfrigérer le plus chaud des prétendants. Elles enfoncèrent leurs pattes avant dans le bassin réservé aux ablutions en prenant la pose. Avec ses oreilles impeccablement dressées, la chienne fixa le photographe les babines dégoulinantes de bave. Ensuite Sofiane se perdit dans le dédale des venelles du centre historique en direction du bâtiment de la police.

Mosquée de Cordoue

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                                                                        5.

A ce stade du récit, le moment me semble opportun pour me présenter. Et vous parler un peu de moi est nécessaire pour la bonne compréhension des évènements qui vont s’accélérer. Evidemment, ce n’est pas pour me déplaire. Je m’appelle Hocine Loumail. Mon nom ne vous dira rien. Je suis pigiste au quotidien « Liberté ». J’y tiens une rubrique sur la musique orientale, étant moi-même passionné de Oud, instrument d’origine arabe que les Européens ont renommé le luth. Comme je ne me sens pas assez doué pour en jouer professionnellement, je préfère discourir sur mes maîtres tels que Alla et son « Foundou » de Béchar, dont le jeu s’échappe des schémas de la musique arabe pour rejoindre l’âme des nomades du désert, ou du grand maître irakien Munir Bashir, etc. A ce propos, il est intéressant de constater que le style qu’a créé Alla, le foundou, est une…mais je m’égare. Si vous êtes intéressés, il vaudrait mieux que vous lisiez mes articles dans le quotidien.

Marie travaillait pour le même journal. C’est là que nous nous sommes rencontrés. Je n’étais qu’un « journaliste » débutant alors qu’elle était déjà une star de la rédaction. Je crois bien que j’en étais amoureux mais jamais je n’aurais osé lui en parler, tellement cette étoile brillait à mon firmament. Ce que j’éprouvais n’était peut-être qu’une admiration teintée de désir après tout, et pas vraiment de l’amour. On met tout et n’importe quoi sous ce vocable. Qui sait vraiment ce qu’aimer veut dire ? Mais là, encore une fois, je m’égare, je n’ai nulle intention de vous infliger mes réflexions sur le sujet, rassurez-vous. En tout cas, Marie m’aimait bien. En tout bien tout honneur comme disent les gens éduqués. Marie, je crois, n’appartenait à personne. C’était une femme brillante et libre qui pouvait entretenir plusieurs relations fortes en même temps. J’ai souvent eu l’occasion de la rencontrer en compagnie de Jean-Yves Rontasson. Nous allions parfois prendre un verre ensemble après le boulot. Nous sortions aussi au cinéma, au restaurant. Nous aimions beaucoup ça, et d’autres collègues se joignaient souvent à nous. Cela générait de formidables et incroyables discussions. Il faut reconnaître que Jean-Yves Rontasson était un cas d’école. Marie l’avait rencontré lors de ses études de sociologie à l’université de Saint Denis. C’est peut-être le seul bonhomme dont elle fut vraiment amoureuse. A l’époque en tout cas, je le croyais, et donc, quand nous sortions ensemble, je travaillais ma capacité de résistance à la jalousie. Il va sans dire que le fait de trouver ce sentiment absolument répugnant m’aidait énormément. Pour être tout à fait franc (et quand on s’appelle Hocine, il faut oser se le permettre), je dois avouer que j’étais aidé dans ce combat souvent perdu d’avance, par le fait que l’amour (présumé) entre Jean-Yves et Marie était un amour déçu et qu’il le resterait à jamais, à ranger au musée des œuvres incomplètes inachevées inabouties.

Pour bien saisir la personnalité de Jean-Yves, il faut en passer (rapidement) par l’histoire de ses parents, ex-militants gauchistes. Tout ce que je sais, je l’ai appris de Marie. Ces militants avaient viré leur cuti tardivement et dans des circonstances rocambolesques, se séparant tout en continuant à s’enguirlander. Le môme était resté en suspens entre les deux.

A mes yeux, Jean-Yves était un type attachant, ouvert à la discussion et curieux de tout, du moins au début. On décelait quand même chez lui une tendance à s’enticher de ce qui lui passait sous le nez, du moment que cela lui secouât le cocotier. C’est exactement ce qui arriva. C'est-à-dire qu’il avait un besoin frénétique de vivre quelque chose de fort et absolument différent de la vie banale des gens. Il ne supportait pas de végéter dans le vide spirituel dans lequel il s’asphyxiait entre son père et sa mère. Sous prétexte de le laisser libre de choisir le chemin de sa vie, ses parents s’étaient interdits de lui transmettre les valeurs d’une quelconque idéologie, telle que le communisme par exemple (qu’ils avaient renié) ou le catholicisme (dont ils se vantaient en avoir réchappé) ou même la République (dont ils ne savaient que penser), de peur de servir de rampe de lancement à une dérive qu’eux-mêmes avaient vécue. J’aurais dit qu’ils confondaient liberté et laxisme. Mais ce que j’en dis.

Alors il se passa que le jeune Rontasson se convertit à l’islam. Voyez-vous ça ! Un fils de communistes laïcards, petit-fils de réfugié communiste républicain espagnol ! Une véritable révolution à rebours. Cette conversion se produisit sous les yeux de Marie. Jean-Yves Rontasson devint Mohamed, alias Momo. Son esprit impatient en quête d’absolu cherchait une réponse rapide et globale, clés en mains, à ses interrogations existentielles, une sorte de prêt à penser, comme élaboré précisément à son intention, qui serait à même d’effacer en un tour de mains toutes les vilaines incertitudes qui le tourmentaient la nuit. Il ne supportait plus ses réveils en sursaut dégoulinant d’angoisse, le corps en surchauffe, le cerveau en vrille et l’estomac noué et trouva une réponse radicale dans la religion.

Au moins aurait-il pu se convertir au catholicisme ! Il reprocha même un jour à son père de ne pas l’avoir inscrit au catéchisme, abandonnant le vieux complètement sidéré au bord d’un trottoir. Non ! Le curseur s’arrêta sur l’islam. Aux yeux du père, du moins au début, pour qui l’Eglise était le summum de l’ignominie au vu de son Histoire déjà, de son implication constante dans le pouvoir et de son prosélytisme teinté de colonialisme, et qui par-dessus tout exécrait l’hypocrisie ecclésiastique pour avoir trempé dans un bain clérical dès son plus jeune âge, l’islam semblait représenter un moindre mal. J’étais d’accord avec lui en ce sens que l’islam sunnite et majoritaire n’a pas de clergé constitué, c’est déjà ça.

Il faut croire que Jean-Yves avait besoin de contraintes pour vivre et de suivre un chemin tracé d’avance au sein d’un territoire parfaitement balisé pour se sentir bien. Par-dessus tout, après des années d’errance sur le rond point de la liberté sans trouver d’issue de secours, encore moins de saint auquel se vouer, il voulait se gaver de certitudes. Le vrai déclic en fait se produisit lors d’un périple qu’il entreprit avec Marie en Andalousie. Il avait réussi à l’y entraîner, réalisant soudain qu’une partie de son sang était ibère et surtout andalou. Il voulut aller le réchauffer au soleil de cette contrée qui lui était totalement inconnue. Marie ne me livra pas trop de détails sur ce voyage qu’ils firent en bus jusqu’à Cordoue où ils trouvèrent à loger dans l’auberge de jeunesse. Ce qu’elle m’en raconta, c’est que, à peine débarqués, elle vit son Jean-Yves s’émouvoir de prétendues lointaines racines arabo-andalouses. Mais elle tomba de haut quand elle constata son ignorance crasse concernant la civilisation arabo-musulmane en Espagne. Je suis obligé de reconnaître que je partageais la même lacune. Alors elle m’obligea à lire ces quelques phrases de son manuscrit, largement inspiré du livre d’André CLOT, « l’Espagne musulmane – VIII au XV siècle » édité chez Perrin).

« De toutes les conquêtes que les hommes ont tentées au cours de l’Histoire, celle des Arabes frappe par sa rapidité. Cent ans après la mort du Prophète Mohamed (632), ils avaient conquis la péninsule arabique, le Moyen Orient, l’Afrique du Nord et l’Europe jusqu’à Poitiers (je connaissais au moins l’épisode de Poitiers dont on nous avait rabâché les oreilles).

Le premier débarquement arabe en Espagne eut lieu en 711. En ce temps-là, les Wisigoths catholiques dominaient la péninsule ibérique. Il existait alors des communautés juives dans de nombreuses villes et celles d’une certaine importance avaient même leur quartier approprié (juderia). Les Wisigoths catholiques persécutaient les Juifs au point d’édicter des lois antisémites avec comme but unique de supprimer leur existence. Le concile de Tolède décida de les obliger à se faire baptiser sous peine de lourds châtiments et de tortures physiques. La circoncision fut interdite ainsi que les nourritures rituelles. Les chrétiens n’avaient pas le droit de fréquenter les Juifs. Un concile décida finalement de les réduire carrément en esclavage et d’enlever leurs enfants pour les convertir de force à la religion chrétienne. L’antisémitisme déferlait sur toute la péninsule et les synagogues étaient incendiées. On comprend facilement dans ces conditions que les Juifs facilitèrent la conquête arabe en accueillant les envahisseurs comme des libérateurs.

En règle générale, l’islam est une religion tolérante qui ne cherche pas la conversion par la force : « nulle contrainte en religion » (Coran II, 257), « ne marque pas de précipitation contre eux – les Infidèles » (Coran XIX, 87).

Sous la domination arabe, s’est réalisée en Espagne une interpénétration des populations et de leurs cultures, d’abord parce que les mullawads (chrétiens devenus musulmans) restaient en général proches des mozarabes demeurés chrétiens, les influençant au fil des générations par la culture et la langue arabes. La vie quotidienne, par la force des choses, rapprocha les populations musulmane, chrétienne et juive créant un climat de tolérance caractéristique de l’Espagne musulmane. Il en résulta une civilisation brillante des plus originales et des plus riches du monde musulman et de l’Occident à ce moment de l’Histoire ».

Et Jean-Yves s’extasiait : « une civilisation grandiose qui s’est étalée sur sept siècles ! Tu te rends compte ? » Et Marie répondait pour le taquiner : « sept siècles et ils se sont quand même fait rétamer par la Reconquista !  C’est vrai que les rois catholiques ont mis un sacré bout de temps pour y arriver, de la reprise de Tolède en 1022 à la chute du dernier califat de Grenade en 1492. »

Quand elle m’en parlait, Marie semblait toujours étonnée par notre manque de curiosité. « Quand même ! Une civilisation qui a influencé tout le Moyen Age européen ! » J’avoue mon manque de curiosité. Je n’en avais qu’un très vague souvenir scolaire si je m’acharnais sur les mécanismes obscurs de ma mémoire. Ce devait être enfoui au plus profond du cimetière de mes souvenirs ou alors l’affaire avait dû être présentée par le professeur de telle manière que cela ne m’avait ni marqué ni permis d’en retirer une quelconque fierté. A la vérité, je ne me souviens même pas si c’était au programme. Comme chacun devrait le savoir, l’Europe a profité de toutes les avancées scientifiques, philosophiques et culturelles des Arabes qui contribuèrent ainsi indirectement à lancer la Renaissance. Quand Marie se lançait sur le sujet, je l’écoutais toujours avec émotion, moi l’Arabe français ou le Français arabe, prenez-le comme vous l’entendez car moi je ne sais par quel bout l’attraper. C’est qu’au fond, je n’y attache aucune importance, pourvu que les deux y soient. Alors elle se lançait dans une récitation fougueuse et désordonnée de ces fameuses avancées (je les cite comme elles me reviennent) : l’astrolabe, les mathématiques, la traduction et l’interprétation d’Aristote, le système d’irrigation qui fonctionne encore de nos jours dans la région de Valencia, y compris le tribunal de l’eau créé à cette époque (qui se tenait dans la mosquée et depuis qu’elle a été éradiquée, devant la cathédrale), la médecine, la détermination des coordonnées, les cartes nautiques, la disposition des mers, la poudre et (elle me faisait rire en prenant un air mystérieux pour l’énoncer) la description de la trompe du moustique à l’aide d’une loupe, comme celle des yeux des sauterelles, la réfraction de la lumière du soleil par la lune et par-dessus tout, ce que tout le monde sait mis à part les analphabètes, la poésie. Oui ! La poésie. Marie terminait immanquablement par la poésie. Et quand elle en avait terminé, je me disais au fond de moi, tout ça c’est sans doute vrai et formidable, mais c’est tellement vieux, ça s’est passé il y a tellement longtemps que ce n’est plus que de l’Histoire ancienne.

Jean-Yves Rontasson se délecta de l’épopée arabo-andalouse à Cordoue après en avoir découvert l’antique mosquée qui l’avait laissé ébahi. Le choc culturel que constitua pour lui cette rencontre, car il s’agit bien d’une rencontre, n’inspira à vrai dire pas sa conversion à l’islam, qu’il côtoyait depuis son enfance dans sa cité, loin s’en faut, mais plutôt le déclenchement d’une émotion spirituelle telle, quasi mystique, qu’elle accéléra et approfondit le processus de cette conversion.

Marie resta stupéfaite par le tour que prit l’évolution de son compagnon, même si la visite de l’édifice et de ce qui le hante avait suscité en elle une grande émotion. Du jour où il pénétra dans l’antique mosquée, Mohamed décida de ne plus jamais s’en écarter et s’installa à Cordoue. Le coup de foudre fut si violent qu’il laissa Marie revenir seule en France.

Les années passèrent jusqu’au jour où J-Y-Mohamed lui envoya un courriel. Il lui faisait part d’une découverte incroyable qui ne manquerait pas d’intéresser au plus haut point la journaliste qu’elle était devenue et lui proposait de venir le retrouver. Il ne pouvait pas en parler sans la voir. Marie profita d’un reportage sur Madrid pour pousser jusqu’à Cordoue où elle descendit à l’hôtel Mezquita. Ils se rencontrèrent. Il vivait de trois fois rien, de quelques heures de cours de français qu’il dispensait dans différentes institutions cordobésiennes et d’une modeste subvention de l’Europe qu’il avait réussi à décrocher, personne n’a vraiment su comment, pour soutenir des recherches qu’il menait sur le devenir de l’antique mosquée après la reconquête de Cordoue en 1236 par Ferdinand III de Castille. Un hasard incroyable ou la poigne d’un ténébreux destin, le fit fouiller un jour dans un coin reculé d’une bibliothèque, où d’une main baladeuse et malchanceuse, il en extirpa un livre, ou plutôt un minuscule opuscule poussiéreux dont les pages écrites en Romance étaient toutes gondolées et écornées. Il ignorait tout de l’existence et de l’histoire de son auteur, un certain Miguel de Carcavallo, chanoine de Cordoue en 1523. Il refila le vieux manuscrit à Marie. Elle comprit sur le champ toute son importance, non seulement à son époque, mais encore aujourd’hui, et se lança aussitôt dans des investigations longues et difficiles. Marie s’était spécialisée dans l’étude des groupes d’influence qui œuvrent au sein de l’Eglise catholique de manière plus ou moins confidentielle, depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours, toujours dans le sens de la conservation du dogme dans son expression la plus stricte, pour résister à toute tentation de modernité. Elle s’était assignée pour mission de les dévoiler pour qu’ils soient mieux combattus. Au bout de quelques années de dur labeur, elle avait accumulé à ses dires pas mal de documentation qui lui servait de base pour écrire un livre choc sur les pratiques de ces groupes.

Un soir, comme elle sortait en même temps que moi du journal, elle me proposa d’aller prendre un verre ensemble. Elle paraissait toute excitée par le résultat auquel elle disait être arrivée. Puis elle me fixa droit dans les yeux avec une telle force que j’eus du mal à soutenir son regard sans ciller.

- J’ai une grande confiance en toi.

- Oui, bien sûr, tu peux, tu peux me faire confiance, tu sais combien je te respecte.

Les mots me sortaient un peu au hasard. Je ne comprenais pas où elle voulait en venir.

- En plus de la confiance, il y a le fait que très peu de gens savent qu’une vraie amitié nous lie car nous ne nous voyons que de temps en temps.

- Oui, c’est sûr ! Très peu de gens !

Je me sentais de plus en plus gêné, comprenant de moins en moins de quoi elle allait accoucher. Elle se tut un long moment tout en scrutant par le canal de mes yeux le fond de mon âme. J’avais le sentiment qu’elle percevait tout clairement comme si ma peau n’était qu’une paroi poreuse qui invitait son esprit à pénétrer en moi comme s’il était chez lui. Cette étrange sensation m’étreignait alors même qu’elle ne m’effrayait pas. Au fond, j’étais flatté qu’elle me signifiât toute l’importance de la confiance qu’elle mettait en moi. J’ignorais encore pourquoi, mais j’en étais déjà fier.

- Voilà ! Tu vas me rendre un service très important.

- Oui, bien sûr ! Si tu penses que j’en suis capable.

- Ce n’est pas une question de compétence sinon de confiance totale. Je vais te confier une clé USB qui sauvegarde tout les éléments du livre que je suis en train d’achever.

- OK ! Cela ne me semble pas au-dessus de mes moyens ! (j’avais souri presque soulagé)

- Non, tu ne comprends pas ! D’ailleurs tu ne peux pas comprendre puisque tu n’as pas lu. J’aime autant te prévenir de suite, cela pourrait devenir dangereux. Je te confie donc cette clé au cas où il m’arriverait malheur et dans cette hypothèse, il faudrait que tu t’y colles et sortes le livre par tes propres moyens.

Je la regardai bouche bée.

- Mais que veux-tu qu’il t’arrive ?

- On ne sait jamais ! Je préfère prendre mes précautions.

Je l’ai donc assurée de mon soutien entier en pensant qu’elle dramatisait les choses. On le sait, ce genre de malheur n’arrive qu’aux autres ou dans les romans policiers.

Je vous livre donc l’histoire telle que Marie l’avait commencée.

Reconquista : armée chrétienne avec l'étendard de la vierge et mercenaires berbères à turban (source Wikipédia)

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Commentaires
A
Les photos sont un plus pour la lecture, merci.<br /> Vivement la suite....
N
J'ai lu le début de votre livre, avec un certain plaisir.<br /> Le pont entre les cultures et leurs évolutions est intéressant et la narration est agréable.<br /> Il me semble que certains passages pourraient être resserrés. c'est toujours une tentation de se laisser emporter par sa plume. <br /> Et c'est avec mes encouragements que je vous souhaite une prochaine année nouvelle heureuse et pleine de projets littéraires.<br /> Cordialement<br /> Niurka Règle
L
Oh la la, j'adore ce genre de romans!!! Dès que j'ai un peu de temps, je le lis... ;-)
M
Mais ça bosse !!!<br /> <br /> Je vais venir régulièrement suivre les travaux.
Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
  • roman trépidant et original qui s'attache aux questions très actuelles de la tolérance et de l'extrémisme religieux. Des personnages attachants sont aux prises avec un monde de plus en plus tentaculaire et nous rappelle que l'intolérance ne vient pas uniq
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