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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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7 janvier 2011

Partie 2

(rappel :

présentation = 7 septembre 2010

chapitre 1 = 28 novembre 2010

chapitre 2, 1ère moitié = 3 décembre 2010

chapitre 2, 2ème moitié = 10 décembre 2010

chapitres 3,4,5 = 17 décembre 2010

pour les accrocs, abonnez-vous, vous serez prévenus à chaque postage

pour les impatients, ils peuvent se procurer le livre sur le site de publibook.com ou Amazon.fr ou dans une bonne librairie.

Bonne lecture et faites vos commentaires !

Prochaine livraison prévue le 14 janvier 2011)

couverture_roman

mosquee_montagne

st_vincent_f

(image de St Vincent Ferrer qui m'a inspiré le personnage de Miguel de Carcavallo)

Partie 2


Les premières lueurs de l’aube n’étaient pas encore apparues. Le soleil demeurait confiné derrière le massif de la sierra Nevada. Une voûte céleste limpide sertie de milliards d’étoiles scintillantes illuminait le paysage d’une clarté de songe. Tapi à l’abri d’une barrière rocheuse qui surplombait Al Zawiya encore assoupie, Miguel de Carcavallo, entouré de ses proches compagnons silencieux, observait le village. Il scruta le minaret de la petite mosquée ronde que gravirait le muezzin à l’heure de la prière de l’aube – al fajr – puis évalua la distance qui séparait la mosquée des bains, observa la coupole hexagonale aux huit colonnes qui couvrait la première salle d’eau. Il étudia enfin le cheminement de l’aqueduc qui traversait le bourg accroché à flanc de montagne. Comme pour se rassurer que toutes les observations qu’il avait recueillies étaient bien conformes. L’attente ne devrait plus être longue. Il toisa en silence ses compagnons et chacun d’eux soutint le regard inquisiteur pour montrer qu’il se tenait prêt. Tous autant qu’ils étaient connaissaient sur le bout des doigts les rôles qu’ils allaient tenir dans la pièce dramatique et glorieuse qu’ils s’apprêtaient à acter. Chaque compagnon était pénétré de la justesse et de la grandeur de leur cause. Ce n’était pas leur première expédition, ce ne serait pas la dernière à coup sûr. Dieu l’avait voulu ainsi.

Un peu en retrait se tenait un groupe d’hommes armés, assis en tailleur à même le sol rocailleux. Recroquevillés dans leurs amples robes de bure, ils se serraient les uns contre les autres pour lutter contre le froid de la nuit persistante. Incapables de s’abstenir de bavarder, ils chuchotaient pour ne pas encourir les foudres du Maître. En surplomb de ce groupe et à l’écart, seule, emmitouflée dans une cape qui lui couvrait la tête, une jeune femme somnolait.

Soudain, une première lueur poignit, jaillissant du Mulhacén. Alors Miguel de Carcavallo pointa son index vers le ciel en un geste solennel. Aussitôt les hommes se signèrent en se levant. Le muezzin apparut au sommet du minaret et entonna le chant de l’aube pour appeler les fidèles à la prière. Les proches compagnons rejoignirent l’escouade armée, puis tous s’évanouirent sans bruit par petits groupes dans la nuit mourante. Sous leurs amples vêtements, les armes restaient invisibles. Miguel de Carcavallo les observa s’éloigner et se disperser puis son regard se reporta sur Al Zawiya. L’appel à la prière y faisait son effet. Lentement, un par un, des hommes convergeaient de tous les points du village vers la ronde mosquée. Miguel de Carcavallo tomba à genoux et implora le ciel de lui accorder le courage nécessaire pour mener à bien son entreprise. Il se releva et contourna la barrière rocheuse. C’était un homme plutôt grand pour l’époque, en cette aube de mai 1486, bien que massif. Sa stature impressionnait quand il allait revêtu de sa longue tunique blanche retenue par une simple ceinture de corde usagée. Son regard d’aigle scrutait l’âme de ses interlocuteurs. Partout où il apparaissait, il arrivait précédé d’une réputation de saint homme.

Juste avant de disparaître derrière les rochers et descendre à son tour à pas lents et majestueux vers Al Zawiya, il se tourna vers la femme restée seule, protégée par un seul homme, et lui donna le signal.

Cela faisait des mois qu’il parcourait les villages musulmans, se rapprochant sans cesse de Grenade. La rumeur de son arrivée imminente, entouré de son escouade, se répandait de village en village, comme une légende, celle de l’homme qui toujours à pied se déplace tel un pauvre, vêtu d’une simple bure maintenue par une ceinture de corde. Miguel de Carcavallo passait pour un homme vertueux qui ne parle que de Dieu et de son maître Jésus, en s’adressant aux simples gens avec leurs mots. La rumeur prétendait même qu’il accomplissait des miracles. Elle laissait entendre aussi qu’il était intraitable avec les musulmans qui refusaient l’apostasie. Miguel de Carcavallo avait la foi conquérante et ne parlait que pour convaincre car convaincre c’est vaincre. Son escouade se chargeait des récalcitrants. La rumeur était passée par Al Zawiya. Les villageois les plus rebelles avaient déjà retrouvé dans la montagne les fugitifs des autres bourgs.

Il atteignit les premières maisons au moment où le muezzin redescendait du minaret. Les hommes étaient déjà rassemblés dans la mosquée et attendaient quand la porte principale s’ouvrit à grand fracas et Miguel de Carcavallo entra. Les (in)fidèles sursautèrent en voyant passer au milieu d’eux sans s’être déchaussé, cet homme de haute stature à la bure blanche immaculée ceinte d’une corde usée, suivi au plus près d’une dizaine d’acolytes, chaussés eux aussi, qui se dispersèrent aussitôt dans la foule en murmurant des « c’est lui », « c’est le sage dont on parle tant », « c’est le serviteur de Jésus »…

Au pied du minaret, le muezzin se heurta à un groupe de cinq hommes à la mine patibulaire qui gardaient une main posée sur la poignée de leur épée cachée sous la bure. A leur vue, il s’agenouilla et fit le signe de la croix. La rumeur s’était chargée de lui susurrer que s’il ne le faisait pas, sa tête serait séparée de son corps séance tenante. Au moins ainsi aurait-il pu monter dans la foulée au paradis mais il faut croire que tous les hommes ne sont pas si pressés d’y aller.

Miguel de Carcavallo traversa la mosquée d’un pas lent, le port altier, conscient qu’il attirait tous les regards. Il gravit les quelques marches du minbar et se retourna pour s’adresser aux (in)fidèles ébaubis. C’était un prédicateur inspiré et frénétique qui était bien servi par sa haute corpulence étrangement surmontée d’un visage taillé à la serpe dans lequel étincelait un regard d’aigle. Cet homme était capable, sinon d’enthousiasmer toujours, au moins de persuader les foules les plus rétives. Il y parvenait d’autant plus aisément qu’il appliquait une méthode aussi précise que les rouages d’un mécanisme d’horloge, ne laissant aucune place au hasard ou à l’improvisation.

Il commença par affronter les regards effarés des villageois en les interceptant un à un pour mesurer la capacité de résistance de l’assemblée d’Al Zawiya. Ce comportement initiait son système d’intimidation. Enfin, il commença à parler d’une voix grave et posée :

- Mes frères, en ces temps incertains, Dieu nous met à l’épreuve (des murmures parcoururent la foule, alors levant son index vers le ciel), Satan règne encore sur ce monde mais je vous le prédis, il sera vaincu par la lumière des cœurs qui attendent le Christ.

- Seigneur Jésus, que Ton règne arrive vite !

Entonnèrent les acolytes en chœur, disséminés parmi la foule de la mosquée. Leurs voix puissantes s’élevaient et résonnaient sous la coupole. Un (in)fidèle tenta de se dérober par une porte latérale, mais se heurtant aux gardes armés qui entouraient l’édifice, il rejoignit prestement sa place au sein du troupeau.

-Craignez Dieu, mes frères, et rendez-Lui gloire car voici l’heure du Jugement. Ouvrez vos cœurs à Jésus sinon vous serez rejetés en enfer.

Miguel de Carcavallo se tut un instant. Il attendit que ses premières paroles cheminent jusqu’aux cœurs de ces simples gens encore sous l’effet de l’effarement. Tout en se taisant, il continuait à toiser chaque regard encore levé vers lui jusqu’à ce qu’il s’abaissât en signe de soumission. Puis il reprit le cours de son homélie, laissant le silence s’immiscer entre chaque incantation, pour travailler au corps cette assemblée indécise.

-Mes frères, je suis l’envoyé de Dieu ; je suis venu parler à vos cœurs ; je veux être direct, je ne m’adresse qu’aux hommes désireux d’être agréables à Dieu ; je ne vous apporte aucune citation, ni des Ecritures, ni d’un quelconque docteur en particulier, je n’ai nulle envie de disputer avec les orgueilleux, je veux simplement éclairer les humbles.

Les murmures s’étaient taris entre musulmans. Certains hommes songèrent à leurs femmes confinées à la maison sans protection. Ils avaient compris qu’il était impossible de s’éclipser. Des hommes en armes encerclaient la mosquée. D’autres sillonnaient les rues du village par petits groupes. Quelques uns accompagnaient la femme au châle dans chaque maison. Elle obligeait les femmes à sortir avec les enfants pour venir se regrouper devant la maison des bains. L’attroupement grandissait au pied de la coupole aux huit colonnes.

Dans la mosquée, un silence inquiet s’était installé. Chaque homme en était réduit à son for intérieur, livré corps et âme au prêcheur, selon sa capacité de résistance ou sa perméabilité. Alors Miguel de Carcavallo usa de toute la force de sa conviction :

- Mes frères, le temps est venu pour vous de vous repentir ; je vous apporte le salut de vos âmes ; je suis un homme comme vous, pauvre, simple et pacifique ; je ne pense qu’à Jésus ; je ne parle que de Jésus ; je ne goûte que Jésus ; Jésus s’est laissé crucifier sur la croix pour vous sauver mes frères, et aujourd’hui, par ma voix, il vous implore de L’écouter et de L’entendre.

- Seigneur Jésus, que Ton règne arrive vite !

Ratiocinèrent les acolytes d’une seule voix jaillissant au même moment de leurs poitrines gonflées par la foi. Et la foule sentit le trouble l’envahir.

- Jésus vous demande de Le suivre sur le chemin de la rédemption car Il protège à jamais les convertis. Il les accueille à bras ouverts dans Sa maison et leur rend l’espérance.

- Oh ! Seigneur Jésus, éclaire nos cœurs !

Hurlèrent en chœur les compagnons. Ils répétèrent cette incantation les yeux rivés au plafond, comme statufiés bras écartés, mains élevées par-dessus leurs têtes, les paumes tournées vers le ciel pour implorer Sa grâce. Ils s’éternisaient dans cette posture extatique, tout en incitant du coude leurs proches voisins à les imiter. Certains musulmans influençables (ou sages ou malins), n’hésitèrent plus à mêler des voix timides aux suppliques.

- Jésus m’a dit : va et secours les brebis égarées !

- Oh ! Seigneur Jésus, éclaire nos cœurs !

Miguel de Carcavallo s’adressa à la foule pendant un long moment. Il dramatisait son homélie à outrance, façonnant sur son visage émacié un air inspiré dont il usait et abusait. Par intermittence, il lançait ses bras au ciel en un geste théâtral, laissant glisser les larges manches de sa bure le long de ses bras vigoureux. Il mettait son corps puissant en scène en gesticulant de manière grandiloquente. Son expression était sévère. Chaque mot simple qu’il prononçait d’une voix tonitruante et sans l’once d’une hésitation, se gravait dans les cœurs qui, se sentant misérables, n’aspiraient qu’à croire à un monde béni à nouveau réuni, mais aussi à la perspective de mériter le paradis.

Miguel de Carcavallo maîtrisait l’art de partager son enthousiasme. Il savait aussi mener une assemblée interloquée à peu près à sa guise. A cet instant précis, il sentait qu’une partie des cœurs se refusait encore à lui. Peut-être s’était-il aventuré trop près de Grenade ? Peut-être ces musulmans avaient-ils encore foi en la protection (illusoire) de Boabdil, leur Calife ? Pour tarabuster ces esprits indociles, il entama sa diatribe sur l’enfer. En appuyant et prolongeant chaque syllabe outrageusement, il créait un effet tragique et accentuait ainsi l’horreur de sa description. Il s’agissait de frapper fort. En même temps, il exultait :

-Mes frères, si vous ne suivez pas Jésus, notre Maître, craignez le châtiment de Dieu ; craignez qu’Il ne vous précipite en enfer ; savez-vous comment est l’enfer, mes frères? (Un silence lourd de menaces aussi terrifiantes qu’imprécises planait sur l’assemblée) ; non ! vous ne pouvez pas savoir ! ; alors je vais vous le décrire tel qu’il est dans toute sa monstruosité !

Miguel de Carcavallo basait sa description sur le récit fantastique et effrayant que lui avait fait un moine dominicain qui, de passage en Hollande, avait pu contempler un tableau effarant le représentant.

- Imaginez mes frères un lieu infiniment obscur, plus brûlant que le paroxysme de l’été, sans la moindre brise pour atténuer la souffrance des damnés. Dans cet endroit brûlent des milliers de brasiers disséminés qui diffusent une inquiétante lumière virevoltante entrecoupée d’ombres menaçantes. Parmi elles s’agitent les créatures immondes de Satan. Savez-vous à quoi s’affairent ces créatures immondes ? Je vais vous l’expliquer (et sa voix se faisait glapissante). Elles torturent les damnés pour les punir de leurs vies dissolues et du rejet de la parole de Jésus, notre Maître.

- Seigneur Jésus, préserve-nous de l’enfer, que Ton règne arrive vite !

Les acolytes hurlaient en implorant le ciel de leurs mains jointes et ces intimidations faisaient trembler les carcasses des pauvres (in)fidèles.

-Mes frères, que savez-vous de ces créatures de Satan ? Rien ! Vous n’en connaissez rien ! Je vais vous les décrire. Il y a des insectes géants aux dents acérées et maculées de sang. Ils manient des couteaux aux lames chauffées à blanc et découpent lentement les chairs qui ont failli ; il y a des crapauds aussi gros que des bœufs dont les gueules béantes sont garnies de plusieurs rangées de dents pointues. Elles servent à broyer les membres des pécheurs qu’ils dévorent alors avec voracité ; il y a des cochons monstrueux affublés de têtes démesurées surmontées de cornes qui servent à éventrer les ventres bedonnants pour en extraire les souillures. Tous ces démons prennent un malin plaisir à faire souffrir à petit feu ceux qui ont mérité l’enfer parce qu’ils s’en repaissent pour l’éternité. Et l’éternité, c’est très long, mes frères !

Miguel de Carcavallo se tut à nouveau. D’un regard circulaire, il évalua l’état mental de l’assemblée. Etait-ce utile d’enfoncer le clou où fallait-il au contraire aller de l’avant ? Au vu de ces visages humblement tournés vers le sol, dont certains paraissaient décomposés, de tous ces corps courbés contrastant avec l’attitude triomphante des acolytes, il se dit que le moment était venu de poursuivre le déroulement de la cérémonie. S’il le fallait, il pouvait décrire l’enfer pendant des heures.

Cette fois l’assemblée semblait terrassée et gagnée par la fièvre communicative émanant des acolytes ou vaincue par les pressions incessantes qu’ils exerçaient.

Au même moment, à l’autre bout du village, devant l’assemblée des femmes apeurées qui se serraient contre leurs enfants devant l’entrée des bains, encerclées par des hommes armés, la femme au châle se mit à prêcher de sa voix haut perchée :

-Ne craignez rien mes sœurs, sinon Dieu lui-même. Aujourd’hui est arrivé le jour du Seigneur. L’émissaire de Dieu est entré dans votre mosquée pour prêcher la bonne parole aux hommes de bonne volonté et ramener les gens de ce village dans le droit chemin. C’est un homme béni de Dieu, mes sœurs. Je vais vous conter comment je le sais. Cet homme a été capable de résister à une ruse de Satan qui tentait d’empêcher sa croisade en faveur de Jésus. Satan est apparu sous les traits d’une femme aguicheuse venue lui déballer ses charmes en plein confessionnal, clamant qu’elle était tombée amoureuse de lui et qu’elle le désirait. Le saint homme a repoussé doucement ses avances. Il lui dit qu’elle ne pouvait le pervertir car son cœur appartenait à Dieu tout entier. La femme fut tant impressionnée par sa fermeté digne d’un saint, qu’elle se repentit aussitôt de s’être livrée au démon et jura que, pour se faire pardonner ce grave péché, elle le suivrait de village en village pour raconter son histoire.

Les femmes du village murmurèrent entre elles abasourdies par les évènements.

De son côté, Miguel de Carcavallo ne relâchait pas ses efforts. La confiance inébranlable en la grâce divine qui émanait de lui, sa foi de charbonnier en les Evangiles, son amour démesuré pour Jésus et la terreur d’être précipité en enfer, parvenaient toujours au bout du compte à confondre les simples gens. Car voyez-vous, l’homme finit toujours par se créer un Maître auquel il se soumet. « Qu’est-ce qui nous empêche d’en faire autant ? », se mirent à chuchoter des musulmans, de plus en plus nombreux dans la foule, aiguillonnés par les acolytes, mais aussi vaincus par tant de dévouement et d’enthousiasme, troublés par la foi de ce personnage simple en apparence et hors du commun en réalité. « Qu’est-ce qui nous empêche d’entrer aussi dans le cœur de Jésus ? » finit par s’écrier la majorité de l’assemblée pressée par tant de sollicitations.

Dans le village, des groupes d’hommes armés déambulaient pour parer à toute contestation, farouchement animés de la ferme intention de raccourcir les éventuels rebelles. Ceux-ci furent introuvables puisque la rumeur de l’arrivée du saint homme avait fait fuir dans la sierra tous ceux qui n’étaient pas prêts de renier leur foi. Ils se regroupaient dans la montagne et leur nombre ne cessait de croître. Certains cherchaient même à s’armer.

Miguel de Carcavallo sentit que l’exaltation atteignait son paroxysme. Il éprouvait la sensation de la palper en surfant de son regard sur l’assemblée. Le moment lui sembla propice pour lancer la cérémonie du changement radical. Il fit le signal convenu et les acolytes disséminés dans la mosquée, retirèrent des crucifix de dessous leurs bures crasseuses, puis s’affairèrent à les fixer aux murs aux endroits stratégiques. Au même moment, la porte principale s’ouvrit une nouvelle fois avec fracas, qui fit se retourner toute l’assemblée. Des hommes chaussés, brandissant sur un brancard une statue de la Vierge toute peinturlurée portant l’enfant Jésus dans ses bras, foulèrent les tapis. Ils marchaient d’un pas lourd et cadencé, comme les Pénitents lors de la procession de la Semaine Sainte, aux sons sourds de battements de tambours. Le cortège se terminait avec l’entrée des enfants et des femmes du village, toutes voilées et protégées par des hommes armés. Au sommet du minaret, une équipe spécialisée s’efforçait de dresser une immense croix de bois de façon qu’elle se vît de toute la campagne environnante. Dans l’ex-mosquée fut érigé un autel improvisé sur lequel Miguel de Carcavallo entama la consécration de la nouvelle église. Il entonna de sa voix percutante l’Introït de la messe des catéchumènes. Suivirent les invocations du Confiteor et du Kyrie auxquelles répondirent les compagnons par de sonores Eleison, repris par la foule des (in)fidèles. Ils chantèrent ensuite le Gloria dans la joie. Puis vint une nouvelle homélie destinée cette fois à glorifier la première messe célébrée dans la nouvelle église.

- Mes bien chers frères, mes bien chers sœurs, en ce jour solennel où Dieu vous accorde l’extraordinaire privilège de venir jusqu’à vous, je vous le prédis, en signe de reconnaissance et après cette messe exceptionnelle, pour témoigner de votre bonne foi et pour ne pas finir en enfer, vous serez tous et toutes baptisés au  nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.

- Amen ! (répondirent les acolytes anonymes)

A l’annonce de cette incroyable nouvelle, des murmures frissonnèrent dans la foule des hommes et des femmes séparés, mais le prédicateur réclama aussitôt le silence indispensable à la solennité de cette messe. Il savait parfaitement qu’il devait enchaîner pour ne pas laisser s’immiscer le moindre flottement susceptible d’engendrer de la contestation. Il fallait capter sans arrêt toute l’attention de cette foule capable de basculer à tout moment de n’importe quel côté. Ils entonnèrent un Alléluia tonitruant à la gloire de notre Seigneur Jésus, un chant autant de joie que de triomphe, celui de la foi sur la barbarie, aussitôt suivi du Sanctus, pour atteindre le moment crucial de la messe, celui de la transsubstantiation du pain et du vin. Alors, de ses bras vigoureux, Miguel de Carcavallo brandit le lourd calice en argent massif serti de pierres précieuses et s’écria d’une voix triomphante aux accents dramatiques, devant la foule des (in)fidèles médusés et bientôt transfigurés :

-Mon Dieu, la chair et le sang du Christ !

Il demeura dans cette posture un long moment qui confina à l’éternité. Les acolytes extatiques rivaient leurs yeux sur le calice. Ils voyaient Sa chair, ils voyaient Son sang et des larmes de foi coulaient le long de leurs joues, arrosant leurs barbes drues. Et cette foi fut contagieuse une nouvelle fois comme elle le devient chaque fois qu’elle déborde les digues de la raison.

Miguel de Carcavallo ponctua cette longue séquence de plusieurs signes de croix qu’ils s’administra du pouce sur son front, sa bouche et sa poitrine, imité par nombre d’(in)fidèles, en même temps que tonna sa voix :

-Par ces signes de croix, ô Seigneur Jésus, nous préservons nos cœurs des mauvaises pensées afin qu’ils restent purs et ouverts à Tes paroles de salut.

Dès la fin de la messe et sans accorder le moindre répit à la foule des villageois, les acolytes organisèrent la cérémonie du baptême. Les (in)fidèles défilèrent à la queue-leu-leu devant l’adepte de Jésus qui, d’une main ferme, portait l’eau sur chaque tête de catéchumène tandis que de l’autre il le signait de la croix en prononçant à chaque fois les mêmes paroles :

- Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit !

- Amen !

Rétorquait l’impétrant, d’une voix soumise quand elle émanait d’une âme simple, rauque pour qui se sentait contraint, neutre pour qui se résignait à simuler.

Quand tous les hommes furent baptisés, passèrent les femmes. Les acolytes veillaient à ce qu’aucun protagoniste ne s’échappât de l’église. A la fin de la cérémonie, pour marquer les esprits à tout jamais, ils extirpèrent de l’antique mosquée tous les livres en arabe, dont ils firent un énorme autodafé au milieu des villageois stupéfaits et impuissants. Cet acte ultime marqua la fin de l’assaut. Il ne resta plus à Miguel de Carcavallo qu’à désigner le nouveau prêtre du village destiné à rester, entouré de quelques hommes armés, avant de se retirer pour aller rendre compte du succès de cette nouvelle expédition à son mentor, le cardinal.

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(cardinal Francisco Jimenez de Cisneros - d'après Wikipédia)

Le Cardinal Francisco Jimenez de Cisneros avait trouvé en la personne de Miguel de Carcavallo un serviteur zélé et efficace. A cet homme de foi incontestable, il avait confié la mission essentielle de convertir juifs et musulmans vivants dans les territoires reconquis par les armées catholiques. En 1486, le pouvoir catholique subodorait que la chute de Grenade était proche. Il savait que de profondes dissensions éclataient au sein même du califat. Le règne de Boabdil s’en trouvait affaibli, ouvrant la voie à l’ultime assaut.

Retranché sur ses terres, un noble musulman familier de la cour de Grenade, Ibn Hassan de Ronda, avait compris depuis fort longtemps que la chute du dernier califat d’Espagne était inéluctable, de par sa faiblesse intrinsèque irréversible et son abandon forcé par tous les califats d’Orient eux-mêmes à bout de force et pareillement en proie à des luttes intestines. Ce grand lettré possédait dans sa bibliothèque une des rares copies de la Muqqadima. Ibn Khaldùn prédisait dans ce traité (selon sa théorie sur l’évolution des sociétés) près d’un siècle auparavant la fin irrémédiable et prochaine d’El Andaluz.

Boabdil_wiki

(Boabdil - d'après Wikipédia)

Au bout de mois d’atermoiements douloureux et à contre-cœur, le lettré avait poussé son fils cadet encore jeune, à se convertir au catholicisme, en le plaçant secrètement dans un monastère. Il pensait ainsi sauver l’être le plus cher à son cœur, la chair de sa chair, du désastre annoncé.

La victoire totale de la Reconquista au XVème siècle était aussi irrémédiable que la conquête musulmane depuis l’Orient jusqu’à l’Espagne wisigothique et catholique l’avait été au VIIème siècle.

En 1481, l’Inquisition sévissait à Séville sous l’impulsion du Dominicain Tomas de Torquemada. On y brûlait des Talmuds et tous les livres en arabe, à deux cent soixante kilomètres à peine de Grenade ! La grande civilisation arabo-andalouse, riche de sept siècles d’épanouissement dans tous les domaines et qui avait tant inspiré et aiguillonné l’Europe, agonisait. Le pays était ébranlé jusque dans ses fondements les plus profonds, d’une manière radicale, brutale, sans rémission pour les populations, à la manière d’un tremblement de terre ravageur suivi de répliques aussi dévastatrices, contre lesquelles personne ne pouvait rien.

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(Tomas de Torquemada)

Le fils de Ibn Hassan de Ronda avait donc été secrètement converti dans sa jeunesse. Il avait dû quitter la demeure familiale enfouissant au plus profond de son inconscient ses mémoires enfantines. Entré plus tard dans l’ordre des Dominicains, il se découvrit une vocation d’évangéliste et offrit ses services à la reine Isabelle qui l’introduisit auprès du rude cardinal de Cisneros. Ainsi, au nom de ce cardinal intransigeant, Miguel de Carcavallo commença à porter la (bonne) nouvelle, l’Evangile, de village musulman en village musulman, protégé par la milice de Santa Hermandad. Il allait sur le chemin de Jésus, un Dieu égal à son désir, tourmenté par la douleur lancinante d’une fêlure profonde qui le poussait sans cesse de l’avant avec force et abnégation. Car il était marqué du sceau infâme d’un péché originel dont jamais il ne pourrait se racheter : il n’était pas de sangre limpia (sang pur), puisque converti, puisque né musulman et circoncis. Il ne faisait pas partie de ceux qui no han mesclado su sangre con la de mala raza (n’ont pas mélangé leur sang avec celui de la sale race) selon les principes de l’Inquisition.

Ainsi Miguel de Carcavallo n’eut de cesse, tout au long de sa vie, de cicatriser cette flétrissure qui le stigmatisait. Jusqu’à son dernier jour, il lui faudrait se fustiger, croyait-il, jusqu’à son dernier souffle, il lui faudrait se flageller, se couronner d’épines, jusqu’au sommet de la colline escarpée, il lui faudrait porter cette croix si cruelle et injuste. Son propre salut ne viendrait que de l’accomplissement de cette œuvre de prédication pour arracher des âmes à l’islam. Il s’y livrait sans retenue, avec cette énergie farouche, cette conviction inébranlable qui anime les hommes dont la vie est tendue vers un but ultime unique, que souvent les circonstances leur imposent. Rien, ni personne, n’aurait pu le faire fléchir, aucune épreuve passée n’avait réussi à le dévier de ce destin sacrificiel, aucune à venir n’y parviendrait. Comme le Christ sur le chemin sans retour de la crucifixion.

Miguel de Carcavallo crapahutait entouré de sa milice. Il allait pleinement satisfait de sa dernière conquête et songeait déjà à la suivante. A l’occasion d’un bivouac, alors que ses hommes devisaient tranquillement assis, tirant de leurs besaces quignons et gourdes de vin, il s’écarta du groupe bruyant pour méditer ou prier, rapportent les uns, pour uriner, s’accordent à dire d’autres, ou pour uriner tout en méditant ou méditer tout en urinant, l’important résidant dans l’intention de se mettre à l’écart du groupe, dirais-je moi-même abusant sans vergogne de mon statut de narrateur, et pénétra un bosquet situé à bonne distance de son escouade. Entourés d’arbres et de buissons tordus par une sécheresse récurrente, il fut peu à peu intrigué par un silence étouffant qui régnait en ce lieu. Même sans bouger, il n’entendait aucun chant ou cri d’oiseau, aucun bruit quelconque d’animal ni même d’insecte ; il avait la sensation que les branches elles-mêmes s’étaient figées tout comme les feuilles qui s’abstenaient de bruire comme si l’air brûlant recouvrait la flore et la faune d’une chape imposée par le soleil tout puissant. Il promena son regard alentour, qui soudain s’accrocha à un visage immobile, dont les yeux brillaient au travers d’un fourré. Ils se toisèrent un long moment, comme s’ils ne parvenaient pas à se défaire de cette étreinte, pris au dépourvu, ne sachant quel comportement adopter. Il perçut alors des mouvements à peine perceptibles advenir autour de lui. Il tourna lentement la tête et comprit qu’il était encerclé. Il venait malencontreusement de croiser une escouade armée de rebelles musulmans. Ils l’agrippaient à présent par les bras, les épaules, les jambes, le cou, tandis qu’une grosse main calleuse se plaquait sur sa bouche en guise de bâillon. Ces rebelles, enfuis des villages reconquis par les armées d’Isabelle la Catholique, préféraient la révolte au déshonneur de l’apostasie. La maigre troupe, une avant-garde en réalité, s’était décidée à quitter les forêts de la sierra Nevada où ils se cachaient, pour tenter d’atteindre Al Munecar dans l’espoir d’y trouver un vaisseau qui les amènerait au Maghreb. Ils avaient la ferme intention une fois parvenu là-bas, de lever une nouvelle armée musulmane qui viendrait reconquérir à leur tour l’Andalousie spoliée. Ils traînèrent de Carcavallo à quelque distance pour l’éloigner irrémédiablement de sa milice, toute à son affaire de se reposer et se restaurer, nullement inquiétée par la disparition momentanée et coutumière de son maître. Alors ils le ligotèrent et l’emmenèrent avec eux dans leur retraite, persuadés que Dieu leur avait envoyé un précieux otage. Cet homme les intriguait par son accoutrement, son attitude et son comportement. Ils ignoraient qui il était et quel rôle il jouait en ces temps troublés où tout devenait confus, où les lignes de front entre les religions évoluaient sans cesse. Ca branlait dans le manche. Et au milieu de cette véritable tourmente, chacun suivait son destin, vaille que vaille, espérant tout simplement avoir la vie sauve aussi longtemps que possible. En tout cas, aux yeux de ces musulmans, cet homme était manifestement un chrétien car il portait une croix de bois de la taille d’un poing pendue à son cou par une vulgaire cordelette. C’était tout ce qu’ils en savaient. Le doute n’était pas permis, sauf à considérer que cet homme dissimulait sa véritable foi.

Miguel de Carcavallo se résigna à cette épreuve que Dieu lui adressait. Une nouvelle fois, Il voulait tester sa foi. Que Sa volonté soit faite ! Cette épreuve supplémentaire ne pouvait faire douter celui qui empruntait le droit chemin le menant jusqu’au triomphe définitif du Christ. Il savait cette victoire proche. Qui, mieux que lui, connaissait l’état des forces en présence ? Il savait aussi à quel point les dissensions entre musulmans sapaient leur pouvoir. Ainsi s’efforça-t-il de rester digne dans l’adversité. Le chef des rebelles l’interrogea :

-Es-tu chrétien ?

Il hocha la tête.

- Je suis un moine chrétien.

- Que fais-tu en ces lieux ?

- Je prêche la bonne parole !

- Accompagné d’une milice !

- Je ne combats pas. Je convaincs par l’amour de Jésus en rapportant Ses bonnes paroles. Jésus protège les convertis, ceux qui choisissent la lumière.

Le chef d’escouade se serait bien gaussé de sa morgue, l’aurait même punie si la situation s’était avérée propice à ce genre de réaction. Il coupa court à cette conversation ignoble qui le révulsait. Il aurait dû se débarrasser de ce mécréant sur le champ comme le faisait d’ailleurs aussi bien les chrétiens. On ne transige pas avec sa foi. Or ils s’étaient fixé un but suprême, atteindre le Maghreb et revenir en force pour reprendre ce qui avait été injustement perdu, si Dieu le voulait. Un otage chrétien pouvait s’avérer utile dans leur entreprise. L’escouade reprit sa route, lentement, car il n’y avait pas assez de chevaux pour tous. Deux jours de marche à tenir si tout se passait bien et en territoire musulman si les positions des deux camps étaient restées en l’état. Mais par ces temps mouvants, rien n’était prévisible. Des émeutes éclataient partout et les rebelles musulmans se réfugiaient en nombre croissant dans la sierra Nevada. Or, sans aide extérieure, leur résistance était illusoire. Toute l’Europe catholique soutenait la Reconquista.

Miguel de Carcavallo marchait les mains liées derrière le dos, relié à la selle d’un cheval par une corde passée autour du cou. La chaleur était épouvantable et l’eau rationnée lui était dispensée au compte goutte. Bientôt les cailloux lui déchirèrent ses sandales avant de les lui arracher, laissant ses pieds nus tout en sang. Il avançait en titubant au bord de l’évanouissement. Des scènes, remontant à son enfance heureuse parmi les siens, bouleversaient son cerveau, ces mêmes gens qui le traînaient aujourd’hui comme un (in)fidèle, des apparitions de sa mère et d’autres femmes aux formes généreuses qu’enfant il pouvait fréquenter. Il était du même sang (im)pur que ses tortionnaires. Il aurait pu le crier à chaque instant et ils auraient mis fin à son supplice, soit en ayant pitié de lui, soit en l’égorgeant pour apostasie. Plusieurs fois lourdement il chuta, comme Jésus lors du chemin de croix, alors que le cheval auquel il était rattaché continuait d’avancer, le traînant dans la poussière et au travers des buissons ardents d’épines. La bure immaculée se déchira en maints endroits pour se transformer en loque, maculée de terre, de sang, de sueur et de pensées sauvages. Il n’en menait pas large, en portant sa croix, alors que l’escouade rebelle poursuivait sa route obstinément. Rien n’aurait pu la faire dévier d’un alif de l’engagement qu’ils avaient pris, au nom d’Allah, pour leurs frères, de traverser la Méditerranée et d’en ramener une armée, si forte, qu’elle ferait à nouveau triompher l’islam en terre andalouse.

Au soir du deuxième jour de marche, quand ils virent scintiller au loin la mer, leurs cœurs laissèrent éclater leur joie. Miguel de Carcavallo gisait dans un état d’exténuation extrême, souillé, ensanglanté, assoiffé, affamé, le cerveau hanté par toutes sortes de cauchemars éveillés, entrecoupés de rêves le ramenant à la douceur de la petite enfance. L’image de son père se superposait à celle de Jésus. Il était couché face contre terre, les cheveux poisseux de sang coagulé et de poussière, couronné d’épines, le visage balafré comme s’il avait été flagellé, les lèvres boursouflées, le nez brisé par un rocher sur lequel il s’était écroulé, les jambes couvertes de coups, d’égratignures et transpercées d’épines, souillées par sa propre urine. Malgré tout cela, il n’avait jamais renié sa foi.

L’escouade fit halte pour installer un bivouac précaire. Ils envoyèrent un émissaire négocier la traversée. L’argent ne leur manquait pas. Ils l’avaient recueilli auprès des juifs et des musulmans riches qui n’attendaient plus rien des chrétiens en termes de tolérance. Ils s’étaient préparés et bien armés, se retrouvant pris dans une tourmente impitoyable après des siècles de coexistence féconde.

Une Espagne réunifiée par une seule religion, tel était le credo inaltérable d’Isabelle la Catholique. Elle était efficacement servie par le cardinal de Cisneros aux yeux de qui, tous les moyens pour parvenir à ce triomphe ultime dont ils n’étaient plus très éloignés, étaient légitimes. Il martelait sans arrêt son dogme à qui voulait l’entendre : en ce qui concerne les juifs et les maures, l’expulsion, la conversion ou la mort. Nada màs ! (rien d’autre).

Miguel de Carcavallo rampa pour aller se refugier à l’ombre d’un figuier, sous le regard indifférent du chef d’escouade. Une lutte sans merci se livrait en Andalousie, au nom du Dieu unique. Aucun chemin de traverse n’était praticable par personne. Sous les yeux incrédules de ses habitants, une grande civilisation jadis florissante s’effondrait comme un château de cartes, pour la raison inéluctable que le moment fatidique était arrivé. Les coups de boutoirs impitoyables des armées chrétiennes menaient irrémédiablement l’agonie jusqu’à son terme. Chaque homme interprétait son rôle au pied levé sans connaître la fin de la pièce, sans même comprendre le sens de ce tremblement de terre dévastateur, prisonnier de sa propre histoire, de sa situation particulière, de son lieu de naissance aléatoire, sans échappatoire, aucune, possible. L’honneur, le déshonneur, la dissimulation, la chute, le mépris, la honte, l’apostasie, la fuite, la mort, toutes ces situations extrêmes dépassant les âmes simples et honnêtes coexistaient. Les braves gens se faisaient broyer entre les mâchoires de ces bouleversements irrémédiables. Et ceux qui brandissaient un jour le glaive, passaient le lendemain par le fil de l’épée. Leurs têtes roulaient à terre au milieu de gerbes de sang, parce que c’était écrit, à la grâce de Dieu, inch’Allah, parce qu’ils étaient des rebelles musulmans ou étaient membres de la milice de Santa Hermandad, parce qu’ils n’étaient parti pris dans rien, ayant seulement foi en leur religion, enracinés dans leur village où ils étaient nés, parce que c’était une guerre sans merci, parce que sévissaient des temps troublés d’une fin de civilisation faisant face aux vagues montantes et conquérantes d’une autre, parce que c’était ainsi, parce qu’ils étaient croyants et que d’autres croyants opposaient à ce qu’ils croyaient leur propre dogme, parce que Allah n’était pas Dieu et vice versa, sans parler de Yahvé, parce que de tout temps le mal existera, parce qu’il est intrinsèque à l’homme, comme le sont l’intolérance et le racisme, hier, aujourd’hui, demain, parce que l’homme n’est même pas certain de savoir où est le bien, où est le mal, sinon que des systèmes s’érigent et se fortifient en imposant leurs lois, en avançant dans la connaissance, en prospérant, en systématisant un ordre et une justice, en se défendant de l’extérieur et souvent en attaquant les voisins proches ou lointains pour y imposer leurs lois leur ordre leur justice leur religion afin de mieux en piller les ressources, jusqu’au moment où le système a fait son temps. Dans ce monde, mieux vaut ne pas être colonisable et rester autant que faire se peut en capacité de se défendre.

Au pied de la falaise s’étalait la plage de sable jaune. Un corps gisait en son milieu, échoué le long d’un rocher lissé par l’infini clapotis des vagues. Les flots bleus léchaient ses pieds. C’était un corps à moitié mort revêtu de lambeaux dont le visage était couvert d’ecchymoses. Ses yeux peinaient à s’ouvrir et clignaient sous la fulgurance d’une lumière aveuglante qui accentuait une migraine taraudante. Et ce corps n’était pas mort car il remuait encore. Des grains de sable mouillés recouvraient ses paupières, jonchaient ses cheveux, éraflaient ses joues, crissaient sous ses dents. Le sel séché brûlait sa bouche. Ses lèvres s’étaient boursouflées par des baisers maudits contre des pierres anguleuses tout au long du chemin. En proie à une soif désespérante, Miguel de Carcavallo se cramponnait à cette vie ténue, revenu de fort loin, d’une contrée au-delà de la conscience. Un brouillard tenace semblait ne jamais se dissiper et lui embrouillait l’esprit, quand bien même un soleil agressif scintillait en milliers d’étincelles sur la surface de la mer. Des lambeaux de souvenirs cependant déchiraient le voile de la brume. L’escouade musulmane, les chevaux, les ronces, les pierres, les chutes, le néant. Il souleva péniblement le torse pour observer la plage. Plus un seul membre de l’escouade en vue. Pas de cheval non plus et donc plus de gourde ni de quignon de pain rassis. Plus d’arbre à l’ombre duquel s’évanouir comme quand il était loin de cette grève. Il se retrouvait pourtant sur cette plage. Le clapotis de la mer atténua sa migraine agissant comme une réminiscence apaisante. Il passa péniblement sa langue râpeuse et engourdie sur ses lèvres sèches comme une croûte, effleura de ses doigts son front bosselé, couronné d’épines et maculé de sang coagulé. Alors il se souvint du bateau. Les musulmans en cherchaient un pour traverser le Djabal al Tarik. Ses souvenirs demeuraient imprécis. Etait-il sur le bateau quand ils ont hissé les voiles ? Sinon, que faisait-il sur cette plage, en vie et libre ? Un miracle en réalité, lui qui gisait entravé et ne savait même pas nager. Dieu avait pris Son humble serviteur en pitié, considérant sa détermination à ne pas Le trahir. Dieu l’avait sauvé ! Que Sa volonté soit respectée ! A présent, il devait rassembler ses dernières forces pour retrouver les siens et continuer à vivre dans Sa louange comme il l’avait fait jusqu’à cette épreuve.

Pour que le miracle soit, il suffit d’y croire. Tout n’est qu’une question de foi.

Si Dieu ne l’avait pas voulu, il ne serait plus de ce monde ! Dieu décide de tout concernant Ses créatures. Il devait se relever et proclamer à la face du monde ce nouveau miracle. La victoire de la Reconquista est certaine, Dieu la veut. A nouveau, il s’évanouit.

Quand Miguel de Carcavallo revint à lui, ses yeux rongés par le sel distinguaient à peine le rocher contre lequel il était alangui comme un phoque. Son ouïe au contraire avait conservé toute son acuité. Le doux clapotement des vaguelettes le berçait. Comme quand il n’était qu’un enfant et accompagnait son père à cheval, ils galopaient de concert sur la grève au milieu des rochers. Le bruit familier du chant sourd des sabots sur le sable durci par l’eau, et celui des éclaboussures s’élevant en gerbes évanescentes, surgirent en lui depuis cette vie antérieure qu’il s’imaginait enfouie à jamais dans les tréfonds de sa conscience. Un galop tranquille s’approchait, qui ralentit sa cadence jusqu’au silence, restituant le clapotis sécurisant de la mer de son enfance. En un effort crispé et souffreteux, il souleva son cou autant qu’il le put et crut voir en une vision floue comme hallucinée, juste devant son nez, les jarrets d’un cheval. En dépit de sa volonté démesurée, son regard ne se hissa pas plus haut car son corps déjà à bout de force, encore éprouvé par ce violent effort, s’écroula écrasant son visage dans le sable. S’évanouirent alors les chevaux arabes de belle allure galopant sur la grève à la frontière du sable et des vagues. Ces souvenirs d’antan trouaient la croûte qui recouvrait sa conscience sans pour autant produire en lui le moindre réveil à la vie, à la lumière, à cette présence d’un cheval monté par un cavalier enturbanné. Des images issues sans retenue du plus profond d’un puits sans fond étaient comme propulsées dans son cerveau par un geyser libéré par accident, dans lesquelles se mêlaient en une évidence onirique les visages voilés de sa mère chérie et celui vénéré de la Vierge Marie. Cette irruption du passé, supposé enterré pour toujours, en surimposition du présent, généra en lui une douleur vive qui s’empara de son corps et de son esprit. Elle déclencha des soubresauts que le cavalier aux aguets observa, en même temps qu’il regardait de tout côté pour s’assurer que la plage était déserte. Le temps passa et rien ne se produisit hormis les tremblements convulsifs de l’agonisant et l’immobilité quasi parfaite du cheval sous le cavalier. Puis, d’un mouvement lent et majestueux, l’homme descendit de sa monture. Il se pencha prudemment sur le corps qui semblait évanoui. Le soleil glissait lentement derrière la mer et embrasait le firmament. Le cheval s’ébroua impatient de retrouver son écurie. Le cavalier sortit son poignard de sa gaine et le brandit d’une main, de l’autre, il empoigna des lambeaux recouvrant un bras et tira. Après un moment de flottement en équilibre instable sur le flanc, le corps inerte se rabattit sur le dos. Alors le cavalier put observer le visage du mourant. Il était difficile d’en discerner les traits tant celui-ci était meurtri. Ce n’était qu’une plaie béante délavée par l’eau salée. Le cavalier se hasarda à soulever prudemment l’oripeau qui couvrait à peine le sexe pour constater que l’homme était circoncis. Juste à ce moment, animé d’on ne sait quelle volonté farouche de survivre, Miguel de Carcavallo ouvrit ses paupières brûlées par le soleil et agrippa l’homme d’une main tremblante et sans force murmurant quelques paroles inaudibles. Mais, à bout de force, il s’écroula une nouvelle fois. L’heure n’était plus à tergiverser. De nature robuste, il souleva sans peine le corps décharné passant un bras sous les jambes et l’autre derrière le dos, laissant la tête et les bras sans vie balloter au gré des mouvements. Il coucha l’agonisant sur le ventre, en arc sur la selle et sauta prestement en croupe.

L’air s’adoucissait à mesure que le disque flamboyant s’enfonçait dans la mer. Le cavalier emprunta un sentier qui serpentait entre deux falaises et déboucha sur une pinède sablonneuse. Les pins exhalaient un parfum douceâtre dans le crépuscule. Parvenu aux narines de l’agonisant à la frontière de l’inconscience, il libéra une nouvelle salve de souvenirs d’enfance. Sa vie d’adulte avait tenté de les éradiquer mais ils revenaient hanter ses rêves et cauchemars présents entremêlés et ininterrompus, doublant l’atroce douleur physique paroxystique d’une souffrance morale délétère. L’étrange équipage traversa la pinède embaumée au pas lent de l’animal et atteignit la rive d’un torrent d’eau vive, bordé de hauts roseaux, de chênes-lièges aux troncs tordus, d’osiers dont il ne put apercevoir les longs rameaux jaunes et flexibles que les domestiques de la maison familiale transformaient en panier et petit mobilier, pas plus que les saules nombreux tout le long du torrent chaotique. Les chants et les cris de centaines d’oiseaux indifférents aux bouleversements que subissait l’espèce humaine déchirèrent les dernières barrières qui maintenaient les ultimes réminiscences encore assoupies en lui. Le cheval suivait de son pas précautionneux un chemin caillouteux qui se frayait un passage tortueux à travers la végétation luxuriante. Puis ils franchirent plusieurs canaux étroits d’irrigation qui se ramifiaient en rigoles dans des champs situés en contrebas. Une plaque en bois enserrée dans une glissière en commandait l’accès. A l’écart des terres cultivées, agrippées au flanc d’une colline rocailleuse, de simples masures s’éparpillaient autour d’une mosquée ronde flanquée d’un minaret carré. Enfin, le long du torrent s’élevait une bâtisse fortifiée vers laquelle se dirigeait le cavalier. Deux domestiques vinrent à sa rencontre. Le maître mit pied à terre et leur donna des ordres. Ils emmenèrent le cheval et son inhabituelle cargaison à l’intérieur de la demeure, franchissant une lourde porte cochère en bois parsemée de renforts en fer. Elle était suffisamment haute pour permettre le passage d’un cavalier sur sa monture. Ils débouchèrent sur un vaste patio où mille espèces de fleurs et d’arbustes rivalisaient en autant de senteurs enchanteresses embaumant les pièces de la demeure rassemblées autour d’une fontaine au ruissellement apaisant.

Quand le bruissement de l’eau pénétra la conscience de Miguel de Carcavallo, il gisait sur un lit recouvert d’un drap aux bordures dorées. Son corps mille fois blessé générait des douleurs insoutenables. Au clapotis se mêlèrent bientôt des chuchotements. L’homme ouvrit les yeux. Ses pupilles humides lui brouillaient la vue. Une lueur pâle baignait la pièce. Il crut ses membres paralysés tant les remuer lui coûtait en efforts considérables. Le moindre mouvement arrachait de son visage grimaces et gémissements. Mais les chuchotements, le murmure de l’eau, le bruissement d’une brise légère bombant les rideaux de la chambre, ramenèrent son esprit rabougri dans les sphères familières d’un pays depuis longtemps occulté, nonobstant rassurant. Son corps revenait à la vie malgré tout, après avoir été laissé pour mort. Dieu l’avait voulu, il en serait donc ainsi. Ses yeux peu à peu s’accoutumèrent à la pénombre et les contours de la pièce se firent plus précis. Elle formait un rectangle spacieux sans fenêtre composé de trois murs épais blanchis à la chaux et couverts de tentures aux couleurs pastel. Un muret surmonté d’une claie en claire-voie formait le quatrième côté et séparait du jardin. Des lattes en bois d’olivier sculpté s’élançaient jusqu’au plafond. Leur espacement régulier permettait aux senteurs munificentes des plantes de se répandre dans la chambre. La pénombre rassurait autant que l’ouverture sur la verdure émerveillait. La familiarité subconsciente de cette disposition agissait sur lui comme un anxiolytique. Une courtine à la trame lâche séparait la chambre du patio. Un air doux parfois la gonflait comme une voile méditerranéenne et venait lui effleurer les meurtrissures. Il n’aurait su dire à quel moment de la journée il s’était réveillé. Il entendit le bruit d’un pas léger s’approcher. Il voulut tourner la tête dans sa direction mais dût y renoncer tant son cou ravagé par les frottements rugueux de la corde n’était encore qu’une plaie vive. Il vit une vieille femme au visage bienveillant se pencher vers lui comme une mère sur son enfant. Il sentit le contact d’une jarre posée à même le lit. Ses lèvres tuméfiées, craquelées et asséchées comme une terre aride par le soleil murmurèrent des sons incompréhensibles. La femme l’incita à se taire. A l’aide d’un tissu mouillé, elle rafraîchit le visage du blessé et lava délicatement le sang séché, la poussière et le pus mélangés. Puis elle appliqua un baume sur chaque blessure nettoyée avec une douceur de mère éplorée tout en susurrant des mélopées envoûtantes. Malgré la douleur persistante, il sentit son visage s’arracher lentement des affres de l’enfer. Les sons auxquels s’associaient des images troubles imprécises mais tenaces et revigorantes jaillissant d’une source oubliée dissimulée dans les replis de son inconscient, enchantèrent son cœur. La vieille femme s’activa autour du corps. Elle détacha avec adresse les lambeaux de tissus collés aux blessures et nettoya plaie par plaie avec patience et dextérité les enduisant du baume calmant et réparateur. Le corps se détacha par bribes des braises de la douleur pour pénétrer lentement en une contrée paisible, douce à l’ouïe et belle au regard, grâce à ces mains expertes et dévouées. L’œuvre dura plusieurs heures. Alors la femme disparut laissant l’homme comme régénéré. Elle réapparut peu de temps après avec du lait et des dattes disposées sur un plateau d’argent qu’elle déposa à côté de la couche sur un six-pied. Elle s’assit sur un tapis brodé bordé de coussins disposé dans un angle de la chambre et fredonna de nouvelles mélopées en s’accompagnant d’un oud. La profusion des fragrances en provenance du jardin, la sonorité aérienne des accords que ses doigts habiles arrachaient à l’instrument, l’effet généreux du baume répandu sur ses meurtrissures, emportèrent Miguel de Carcavallo dans un autre monde, antérieur sans nul doute, sans qu’il en prît conscience, sans qu’il pût s’en défendre, l’instinct de survie faisant qu’il acceptât ce présent divin. Il tenta vainement de s’emparer d’une datte. La vieille femme abandonna son instrument pour l’aider. Elle trempa ses lèvres dans du lait frais puis dénoyauta une datte qu’elle déposa délicatement dans sa bouche. La saveur du lait mêlée à celle de la datte fraîche déclencha en lui une déflagration comme si son être se morfondait d’avoir abandonné ce jardin d’Eden. Rien de cela cependant n’effleura sa conscience.

On dirait que la mémoire de l’homme est une étrange chimie qui fonctionne de façon autonome, en dehors de toute volonté consciente. Alors qu’il se trimballe une vidéothèque enfouie au plus profond de lui, l’homme peine à retrouver les images qui lui permettraient de reconstituer le puzzle de sa vie pour mieux en saisir le sens, mais y en a-t-il un, ou la direction pour autant qu’elle réponde à une logique, ou l’identité, si tant est qu’elle se résume à une origine clairement définie plutôt qu’à un amalgame de strates de provenances diverses et en constante évolution. Qui ne rêva un jour, ou une nuit, de pouvoir fouiller dans cette réserve d’images pour en retirer autant de souvenirs précis que de besoin ?

Une lumière diffuse s’infiltrait par la claie et irradiait la pièce. Sublimé par un halo de lune, le scintillement ardent des étoiles dans le firmament illuminait le patio d’une clarté diaphane. Il n’y avait d’autre bruit que celui de l’air en suspension qui vibrait sous l’effet de la chaleur de la nuit. Miguel de Carcavallo se sentait beaucoup mieux. Le baume répandu sur tout son corps produisait son effet miraculeux. D’un geste coutumier, il porta la main à sa poitrine pour effleurer sa croix de bois qu’il ne trouva pas. Sans doute l’avait-il perdue au cours de ses pérégrinations hasardeuses ou quelqu’un la lui avait-il arrachée. L’époque de la tolérance était révolue. Des temps nouveaux apportaient le triomphe sans partage du catholicisme. Il ne se souvenait pratiquement de rien mais, constatant son état, tout portait à lui faire croire qu’il aurait pu mille fois trépasser. « Or si Dieu n’a pas voulu que je meure, c’est bien qu’Il attend de moi que j’aille au bout de la mission qu’Il m’a confiée. Il m’a sauvé des eaux, recueilli sur la grève et soigné. Il permet à présent que mes forces se reconstituent. Ce n’est pas pour que je me prélasse dans ce paradis. Je ne dois pas succomber à la tentation de ce péché originel »

La douceur de l’air caressait sa chair et du baume les bienfaits accentuait. Ses narines s’enchantaient des senteurs extraordinaires qu’exhalaient les myriades de fleurs. Son corps meurtri se réconfortait sur le moelleux du lit. Il revenait à la vie jouissant des meilleures offrandes que la nature magnifiée par le travail de l’homme lui prodiguait. Alors une voix despotique au discours intransigeant s’éleva en lui qui jamais plus ne le quitta, celle-là même qui avait fait de lui le bras agissant de l’Eglise contre les musulmans et les Juifs. Elle lui remit brutalement en mémoire les assauts des villages et les transformations des synagogues et des mosquées en autant d’églises, suivies des cérémonies de baptêmes de masse. Ces soudaines  réminiscences eurent comme effet de le galvaniser. Son esprit s’en trouva emporté par un élan mystique exalté : la grandeur de la destinée, la beauté de la religion, la force de la conviction, toute l’orientation d’une vie, la sienne ; le refus du péché de chair pour garder l’esprit pur de toute macule du sexe ; la négation de la parenté charnelle au profit de celle spirituelle qui seule permet de subsumer les liens du sang et d’entrer dans la fraternité chrétienne universelle.

Au moment précis de l’appel du muezzin à la prière de l’aube, il se leva, quitta la pièce, traversa le patio sans aucune hésitation comme s’il s’y était depuis toujours promené et entra dans la pièce où demeurait le vieil hobereau. Celui-ci se préparait à la prière. Miguel de Carcavallo s’inclina devant lui, le remercia avec chaleur de l’avoir charitablement recueilli et exprima toute sa gratitude pour les soins qui lui avaient été prodigués. « Puisse Dieu vous en rendre grâce ». Il termina en disant que le moment était venu pour lui de s’en aller rejoindre les siens. Le vieux observa son fils d’un regard tendre, mais était-ce réellement son fils car l’intensité de son regard d’acier ne laissait percer aucune affection, aucune émotion perceptible. Il lui répondit qu’il était heureux que « inch’Allah », l’homme avait recouvré ses forces. Quant à lui, il n’avait fait qu’accomplir son devoir d’homme à l’égard de son prochain malmené par le destin. Il lui souhaitait une noble destinée, et pour l’aider, lui offrait son meilleur cheval et un excellent serviteur pour l’accompagner jusqu’à bonne destination. Miguel de Carcavallo s’inclina encore une fois en guise de profonde reconnaissance, accepta le cheval mais prévint qu’il préférait accomplir seul le chemin du retour vers les siens. A ces mots, le vieil homme eut un serrement au cœur dont il ne laissa rien paraître, voyant la chair de sa chair s’évanouir à jamais de son univers, de par sa propre décision, vers un monde hostile au sien. Le meilleur cheval fut scellé. Un serviteur conduisit l’équipage jusqu’à l’immense porte en bois du palais et remit au cavalier des vivres en suffisance pour soutenir un long périple. A l’ouverture de la porte, apparurent les premiers rayons du soleil poignant à l’horizon. L’air matinal était pur, d’une saveur originelle, indifférent aux affres dans lesquelles se débattaient les créatures (in)conscientes de la terre sous l’emprise de voies impénétrables imposées par leur(s) (ir)réconciliable(s) Dieu(x). Il partit au galop, sans se retourner, sans un dernier regard pour l’imposante bâtisse qui le vit naître, sans doute ne s’en souvenait-il pas, peut-être valait-il mieux pour lui ne pas s’en souvenir pour ne pas avoir à s’en émouvoir. Il ne porta pas davantage attention aux paysans pieux qu’il croisa et qui l’avait vu grandir, en chemin vers la petite mosquée. Sa religion était faite et pour lui la messe était dite. Dans la difficile recherche de son unité, l’Espagne ne pouvait tolérer la pratique d’aucune autre religion, mais davantage, il doutait de la sincérité des Juifs et des musulmans même convertis. Et c’est en poussant son cheval ventre à terre en direction du nord, dans son retour vers la nouvelle Espagne conquérante vouée à un Dieu unique, celui du pape, destiné à ne plus être disputé entre des fils ennemis, qu’il conçu son projet d’un saint ordre dédié à la surveillance des populations converties pour asseoir le triomphe définitif du catholicisme. Il abandonna sans regret le village aux agriculteurs occupés à obturer les rigoles d’eau après l’arrosage de la nuit, alors que le soleil dardait la terre de ses premiers rayons. Les ânes tiraient les barques jusqu’à la grève où les pêcheurs montaient les voiles triangulaires. Cette même grève où son corps déchiré s’était échoué. Tous ces souvenirs étaient pareillement refoulés. Comme il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, il n’y a pas plus amnésique que celui qui ne veut pas se souvenir.

Miguel de Carcavallo ignorait combien de temps il avait disparu. Pendant qu’il galopait, des bribes de souvenirs s’extrayaient du puits de l’oubli ou s’inventaient dans des replis malins sur ces jours d’épreuve, combien ?, il n’en savait rien, qu’il s’efforçait de reconstituer dans leurs péripéties variées : sa fierté résistant à l’humiliation, son refus de se (re)convertir, sa chute par-dessus bord dans la mer pieds et poings liés alors que de toute façon il ne savait pas nager, son échouage sur la grève grâce à des marins convertis impressionnés par sa foi et qui avaient plongés derrière lui (où étaient-ils donc passés ?). Cette épopée héroïque, son épopée, prenait corps dans son esprit. Et quand il croisa une escouade de la Santa Hermandad, la rumeur du miracle se répandit comme une traînée de poudre. Il fut accueilli en héros et porté en triomphe, adulé comme un saint. Il devint la preuve vivante que Dieu indiquait aux seuls chrétiens le juste chemin, pour ceux qui en doutaient encore. Ainsi Miguel de Carcavallo devint un héros. Les trompettes de sa renommée retentirent bien au-delà des frontières du royaume. Les hommes se disputaient dorénavant pour faire partie de sa cohorte. Il continua de plus belle à investir les villages musulmans, à transformer les mosquées et les synagogues en églises, à baptiser à s’en fatiguer les bras, à terroriser le bon peuple par ses descriptions hallucinées de l’enfer, à tenter de laver chaque jour, chaque heure, chaque seconde sa tache originelle. La sierra Nevada devint l’ultime refuge pour des dizaines de milliers de musulmans qui tenaient plus à leur foi qu’à leur vie. Même l’ambassadeur du roi de France s’en émut et écrivit juste après la chute de Grenade à Charles IX qui suivait de près les avancées de la Reconquista : « Sire, l’alarme est chaude, cent cinquante mille musulmans dont quarante cinq mille en armes résistent dans la sierra autour de Grenade et les Juifs ont été purement et simplement expulsés ! »

Miguel de Carcavallo sachant d’où il venait et ce qu’il avait à expier, était inaccessible au doute. Il n’était la proie d’aucune tentation satanique, faisant preuve d’une foi inébranlable. Il croyait en la grâce divine, menait une vie qualifiée d’héroïque ou carrément de sainte. Il était animé d’un enthousiasme communicatif qui s’arc-boutait à l’unique objectif de sa vie entière, unifier toute l’Espagne sous la bannière du pape. A son entendement, la fin justifiait les moyens. Il s’était ainsi bâti, d’une seule pièce, d’un seul tenant, exalté par Jésus sacrifié sur la croix. Et le triomphe définitif de la chrétienté en Espagne était à portée de main crispée sur l’épée. Quand la rumeur de ses nouveaux « exploits » atteignit l’entourage du Cardinal de Cisneros et que celui-ci le reçut en son palais épiscopal de Tolède pour le féliciter et l’encourager, il ne rata pas l’occasion de soumettre son projet à son mentor. Il devenait de plus en plus évident qu’il fallait contrôler la réalité de la foi de tant de nouveaux convertis. Car à force de convertir, il voyait bien que certains conservaient leur ancienne croyance au fond de leur cœur. Et même les convertis sincères continuaient à pratiquer certaines de leurs anciennes traditions et restaient ainsi différents des autres chrétiens, comme s’ils se raccrochaient à un particularisme. Ce fait avéré ne pouvait être toléré. L’Espagne catholique ne devait devenir qu’une seule et identique communauté à laquelle ces convertis devaient s’assimiler. Elle ne pouvait plus accepter que certains de ses sujets se souhaitassent toujours « bon ramadan » et se rassemblassent pour la rupture du jeûne, ou que d’autres, ou les mêmes, se refusassent à manger du porc.

Les deux hommes se retirèrent dans un cabinet discret pour un face à face secret. Miguel de Carcavallo dévoila alors son projet. Le Cardinal en comprit sur le champ tout l’intérêt et le gratifia de son accord, de son soutien absolu, à la seule condition toutefois qu’il lui fût rendu compte régulièrement de son avancement, et à lui seul, et que sa personne fût mise à la tête de cet ordre nouvellement créé. Miguel de Carcavallo ne pouvait qu’acquiescer et repartit conforté dans son idée. Ce projet deviendra l’œuvre majeure de sa vie, qu’il synthétisa dans un opuscule intitulé « le Pouce de Dieu ».

Bien qu’ils fussent très différents, les deux religieux étaient faits pour s’entendre. Le Cardinal, plutôt maigre et petit (selon Marie d’après des témoignages de l’époque que je n’ai pas pu vérifier) était issu de la classe des Hidalgos. Il avait embrassé la carrière ecclésiastique par ambition et menait la politique de la reine avec un succès incontestable. Miguel de Carcavallo possédait une haute stature bien charpentée mais était d’origine douteuse. Il avait été recueilli tout jeune par des moines dans le vallon de Carcavallo le jour de la San Miguel. Tout en menant une vie simple, il s’imposait comme meneur d’hommes. Ces deux catholiques fervents et intransigeants se plurent immédiatement et se soutinrent sans faillir dès le premier jour de leur rencontre, chacun d’eux étant le complément de l’autre.

Ainsi galvanisé dans ses convictions, Miguel de Carcavallo se lança corps et âme dans la création de son Ordre secret.

« Le but ultime du Pouce de Dieu est d’agir pour rendre la Reconquista irréversible. Comment ? En s’infiltrant, s’insinuant, s’insérant, se répandant partout dans la communauté pour traquer, repérer et estourbir sans crier gare, sans trace laisser, tous ceux qui s’opposent à la parole de Dieu. Pour le commun des mortels qui mène sa vie dans le droit chemin de Jésus, le Pouce de Dieu n’existe pas et jamais ils ne le verront parce que ceux qui suivent les Evangiles, jamais ne le rencontreront. Car l’Ordre veille sans que vous le sachiez. Seuls les réfractaires à la parole des Evangiles, les hypocrites convertis et les ennemis de Jésus verront se dresser devant eux le glaive vengeur du Pouce de Dieu. Ceux-là jamais ne vivront dans la tranquillité. »

(Ibn Khaldun - Wikipédia)

ibn_khaldun

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Commentaires
Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
  • roman trépidant et original qui s'attache aux questions très actuelles de la tolérance et de l'extrémisme religieux. Des personnages attachants sont aux prises avec un monde de plus en plus tentaculaire et nous rappelle que l'intolérance ne vient pas uniq
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