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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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13 janvier 2011

Partie 3, chapitre 1 (1ère moitié)

(Rappel :

-PARTIE 1/présentation = 7septembre 2010

-Chapitre 1 = 28 novembre

-Chapitre 2 (1ère moitié) = 3 décembre

-Chapitre 2 (2ème moitié) = 10 décembre

Chapitre 3,4,5 = 17 décembre

PARTIE 2 = 7 janvier 2011

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Pour les impatients, vous pouvez vous procurer le livre sur le site de Publibook.com

ou dans une bonne librairie.

BONNE LECTURE, FAITES VOS COMMENTAIRES,

ET SURTOUT FAITES-EN PROFITER VOS AMI-E-S !

Prochaine livraison le 21 janvier...

couverture_roman

pont_romain_cordoue

(pont romain sur le Guadalquivir)

Partie 3

1.

Sofiane Saïdi arriva pile à l’heure à son rendez-vous de la Guardia Civil. Il s’était pourtant plusieurs fois fourvoyé dans le dédale de la ville historique en quittant l’antique mosquée. Il s’en était fallu de peu. Le policier de faction le fit quand même patienter. On aurait dit qu’ils cherchaient à le faire mariner dans le jus nauséabond des derniers évènements morbides. Il dut s’accommoder d’une chaise en tube d’acier abandonnée dans un couloir sordide à la lumière blafarde. Une façon de lui signifier le peu de cas que l’on faisait de sa présence et somme toute de son enquête. Au bout d’un temps qui lui parut interminable, il fut introduit dans le bureau de son interlocuteur, le ci-devant gradé Lucho Sanchez. C’était un type à la quarantaine bedonnante, aux doigts gras bardés de bagues, au regard fouineur, à la moue dédaigneuse, aux cheveux gominés et ondulés comme un charmeur d’opérette (et je suis désolé si ma description est digne d’un roman de gare car elle est authentique). De sa chemise entrouverte (qui bien sûr et avec mes excuses laissait entrevoir une toison de guenon) pendouillait ostensiblement une croix sertie de petits diamants au bout d’une chaîne aux maillons épais. Sanchez serra la main de Sofiane d’une poigne si molle qu’il crut attraper une éponge. Une antipathie immédiate s’établit entre les deux hommes, dès le premier échange de regards. L’Andalou l’avait fuyant. Il exsudait tant le mépris qu’un chien à l’odorat à peine entraîné l’aurait reniflé sous une couche épaisse de vernis camouflé au fond d’un douze tonnes. Sanchez baragouinait le français autant que Sofiane esquintait le castillan. C’est dire si leur conversation se déroula de manière hachée. Sofiane ne fut pas long à présenter les indices soutirés au cadavre découvert au petit matin (blême) le long de la Garonne, dont on pouvait à juste titre supputer qu’il y était parvenu depuis les rives du Guadalquivir (oued el kébir). Il déposa les indices sur le bureau à l’endroit où Sanchez lui avait fait de mauvaise grâce un semblant de place. Un moule reconstituant le visage dévasté, la reproduction des empreintes digitales et les photos du corps allongé au bord de l’eau. Ensuite Sanchez ne fut guère disert pour lui faire comprendre qu’il faudrait un laps de temps certain – deux, voire trois jours - pour obtenir, peut-être, un résultat. Il incita donc Sofiane à profiter de ce temps libre imprévu pour s’adonner au tourisme, visiter l’antique catedral par exemple, puisque l’hôtel était de toute façon payé. Il lui ferait signe dès qu’il aurait des nouvelles – promis juré – puis d’un coup de menton en direction de la pile de dossiers accumulés sur son bureau, il lui signifia que l’entretien était clos. Par ici la sortie, de sa main molle au creux du dos de Sofiane à qui ce simple contact physique flanqua la nausée. Il s’empressa de s’éclipser, soulagé, tant ce face à face l’avait perturbé. Ce personnage le répugnait. Que ce soit un flic le troublait. Sofiane avait pourtant pris la résolution de ne jamais se fier aux premières impressions. Il se retrouva en pleine rue sous un cagnard à couper le souffle, en proie à un malaise insidieux qui se baladait à sa guise entre cerveau et estomac. Puis une nouvelle sensation étrange lui serra la gorge, celle de s’épouvanter d’une solitude de trois jours non programmée, à poireauter dans une ville inconnue, comme si c’était l’éternité. Il se réfugia dans sa minuscule chambre d’hôtel, dégoulinant de sueur poisseuse, la tête tabassée par un soleil en furie. Il s’assit sur le lit, brancha la clim et la télé. Les animateurs caquetaient en excès de vitesse de sorte qu’il n’y comprenait rien. Il finit par sombrer dans une somnolence cauchemardeuse dont il n’émergea qu’une heure plus tard. Son corps alors incarcérait une angoisse exacerbée. Elle hurlait en se débattant et se cognant à toutes les parois du labyrinthe sans fin dans lequel elle était enfermée, en quête panique de l’issue de secours. Sofiane n’était guère habitué à subir pareil supplice. C’était une première en réalité. La clime lui avait glacé le sang et la chambre que Sanchez en personne lui avait réservée s’était transformée en piège à rat. Cette enquête sentait la galère à plein nez. Il s’assit sur le bord du lit et tenta de reprendre ses esprits. Hors de question de se laisser engloutir par cette nausée qui lui détraquait les méninges. L’angoisse distribuait ses coups de boutoir sur ses tempes et son estomac à la recherche désespérée d’une échappatoire. Comme cette razzia ne cessait pas, péniblement il se leva et se traîna jusqu’à la salle de bains. Juste en entrant, il aperçut par la lucarne de la douche laissée béante, le minaret-clocher, qui agit de suite sur lui comme une vision prophylactique. La sensation de panique à tous les étages se dissipa comme par enchantement. Son pouls ralentit sa course éperdue, les vibrations sauvages sur ses temps se calmèrent, son estomac se dilata d’aise, son cerveau souffla un peu et il eut même droit à une sensation de petite faim. Alors Sofiane se convainquit qu’il lui fallait attraper le taureau ibère de sa solitude par les cornes de la volonté. Il devait s’extirper fissa de ce bocal sans oxygène sinon il y mourait asphyxié. Aller respirer l’air dehors tenait de sa survie ainsi que se promener le long des ruelles de cette ville redevenue emblématique par la grâce de ses nouvelles dispositions d’esprit que lui insufflait l’antique mosquée.

Il décolla de l’hôtel par l’escalier bordé de loupiottes violettes tamisées qui lui donnait un air de piste d’envol ou d’atterrissage (forcé) et déboucha sur la placette de Santa Catalina ombragée cette fois. Il la quitta aussitôt en direction de la Juderia. Chemin faisant, une vieille gitane l’accosta. Elle lui fourgua un brin de thym dans une main et se saisit de l’autre dans le but non avoué de lui en lire les lignes, sans attendre le moindre signe d’assentiment de sa part. Il tenta vainement de lui expliquer qu’il n’avait rien à lui filer (no tengo dinero – j’ai pas le sou) mais elle ne s’embarrassa guère de ses récriminations. Son accent peut-être ? Elle traqua son avenir d’un ongle crasseux fiché au bout d’un doigt arthrosé en chicane, débitant sa litanie sur le malheur, le bonheur, l’amour, les femmes, sans rien dévoiler d’intéressant sur Marie, son unique préoccupation. Elle termina son laïus insipide en traçant de son pouce une croix sur le front de Sofiane. Il en resta stupéfait ne trouvant à balbutier qu’un « pero soy musulmano » (eh, je suis musulman) qui la fit déguerpir en haussant les épaules. Il s’assit alors sur un banc à l’ombre pour contempler les passantes, un de ses passe-temps favoris, vous l’aurez compris. Quand il ne trouve rien de mieux à faire. En guise de passantes, des troupeaux de touristes de toutes ethnies et confessions défilèrent en rangs serrés derrière leur guide. Des hidalgos au verbe haut. Des Amerloques obèses et goguenards. Des femmes voilées dissipées. Des nippons en rafales de photos. Des kippas en goguette. Des ci-devant citoyens ne doutant de rien. Chaque berger brandissait son étendard bizarre, un livre, un parapluie ou plutôt une ombrelle, un minuscule drapeau national fixé au bout d’une ridicule baguette comme on peut en voir agités par des enfants sur le parcours officiel d’une vénérable hôte étranger. Qui se ressemblent s’assemblent, murmura Sofiane, mais il existera toujours des moutons noirs où à cinq pattes qui s’évertueront à s’engouffrer dans les chemins de traverse en s’accouplant avec toutes sortes d’espèces différentes pour métisser la planète. (Je ne fais que vous livrer un spécimen de réflexion qui traversait son esprit quand il reluquait les passantes) Au bout d’un moment, lassé, il se remit à déambuler solitaire le long des venelles cordobésiennes tout en songeant à Marie. Cette présence dans son petit intérieur cérébral et elle seule suffisait à irradier son cœur et son esprit d’un bonheur incommensurable. Le souvenir vivace de son apparition soudaine bouleversait sa vie et sa disparition de la même veine suscitait la sensation jusque là inconnue de lui, du manque, et de son frère jumeau l’envie de vivre en couple. Il s’adonna encore longtemps à sa pérégrination au gré des ruelles à l’abri du soleil torride, même à cette heure avancée de l’après-midi, sans aucune notion d’écoulement du temps, car il conservait le visage radieux et gracieux sur son petit écran intérieur, pour le cajoler. Puis se produisit cet instant magique où il crut percevoir de manière diffuse et lointaine, tant il était concentré sur sa projection privée, une voix qui ne lui était pas inconnue et qui lui disait, mais le lui disait-elle ?

-Tiens ! Mais qui voilà !

Il fallu un certain temps à Sofiane pour se désengluer des effluves sensuelles émanant de son petit film personnel. Son regard s’extirpa à regret de la scène intérieure pour tomber à l’extérieur sur le même visage gracieux et radieux comme s’il s’était matérialisé devant lui en s’échappant de sa bobine.

- Ca par exemple ! J’en crois pas mes yeux ! (balbutia-t-il ahuri) mais que fais-tu ici ?

- Et bien, tu devrais le savoir, la même chose que toi !

Répondit Marie en s’esclaffant. Elle possédait le rare art de faire des choses sérieuses tout en s’amusant. Fidèle à l’habitude qu’il venait d’acquérir, il en resta bouche bée. Marie décidément garderait toujours une longueur d’avance. Sa façon d’apparaître et disparaître sans prévenir le sidérait et chavirait son cœur tendre pas du tout préparé à ce genre de frasques. Au fond, il ne savait à peu près rien d’elle. Où elle habitait par exemple, quand elle ne débarquait pas chez lui à l’improviste. Il ne connaissait d’elle que ce qu’elle avait bien voulu concéder lors de leur première rencontre. Il n’avait même pas eu le loisir d’en quémander davantage. La première rencontre pourtant avait suffit à lui emballer l’esprit l’âme et le corps. Il pouvait l’écouter interminablement alors qu’il lui répondait brièvement en oubliant instantanément ce qu’il venait de dire. Dans ses rêves, il la buvait des yeux et des lèvres. Il se voyait bien accroché à elle comme la plèvre aux poumons. Elle l’avait pourtant prévenu. Déjà de son caractère ultra libre. Ensuite, que dans les circonstances particulières, « moins tu en sais sur moi, mieux cela vaudra pour nous deux ». Pourtant, il l’écoutait en écarquillant les yeux, du haut de son orgueil de flic-mâle débutant, souriant béatement de ses considérations qui lui apparaissaient souvent dénuées de pertinence. Il était conscient de représenter la loi et la force de répression quand même, supérieures aux forces du mal, même si, il faut le reconnaître, l’issue du combat parait incertaine et le reste jusqu’à l’ultime dénouement. Sur ce point comme sur bien d’autres, il lui a bien fallu déchanter. Le mal se trouve rarement où on l’attend et prend des formes qu’on peine à imaginer par avance. Il existe bel et bien pourtant et se balade partout comme chez lui. Il lui était difficile ainsi d’admettre que Marie conservait de l’avance sur lui. De tout ce fatras, Marie s’en fichait comme de son premier amant. Elle restait concentrée sur son unique but.

Elle ne lui laissa pas le temps de se remettre de sa surprise.

- A quel hôtel es-tu descendu ?

- Mezquita. Tu sais, celui qui…

- Je sais, je le connais, quand je viens à Cordoue, c’est toujours là que je descends mais cette fois-ci, je n’ai pas pu y trouver de chambre.

- Tu viens souvent à Cordoue ?

- Bon ! Là tout de suite, j’ai pas vraiment le temps, Sofiane, faut que je file à un rendez-vous pour lequel je suis déjà en retard. Mais je t’appelle à ton hôtel sans faute et on se verra, hein ? D’accord ?

Sofiane demeura muet, mais était-ce une question ? Il avait le regard implorant du soupirant. Elle l’embrassa furtivement sur les lèvres et se laissa engloutir par la foule, l’abandonnant à son désenchantement. Il ne put que lui crier de loin « j’attends ton coup de fil » comme un cri d’espoir qui se volatilisa dans l’air brûlant, le laissant s’engluer dans les sables mouvants du désappointement. Tel un olivier centenaire planté dans une ruelle de la Juderia, à deux pas de l’antique mosquée, juché sur la pointe des pieds, il se forçait les yeux et se tortillait le cou pour la suivre au loin dans la foule compacte, humant à s’écarteler les narines les effluves de son parfum si subtil qui, pénétrant son cerveau abasourdi, remettait en boucle le film sur sa silhouette de rêve avec un rush supplémentaire dans lequel, une nouvelle fois, elle se trémoussait devant ses yeux. Marie était déjà loin, repartie dans son univers dont rien n’aurait pu la distraire.

097

(rue de Cordoue avec vue sur le minaret-clocher)

Cette rencontre impromptue et éphémère le laissa pantois. Mais que faisait-elle là ? Pourquoi était-elle si pressée ? Elle lui avait mis le cerveau en compote à nouveau, effaré qu’il était par le sentiment du manque d’une nouvelle couche ravivé. N’ayant rien d’autre à faire que déambuler, il déambula, guidé par le hasard jusqu’à la berge du Guadalquivir-oued el kébir où il s’arrêta pour voir l’eau couler. Son état mental était au plus bas. Ne rien pouvoir faire d’autre qu’attendre l’appel de Sanchez ou celui de Marie, lui sapait le moral. L’attente était ce qu’il supportait le moins. Il erra quelque temps le long du fleuve jusqu’à cet instant précis où, reprenant ses esprits sous la véhémence soudaine d’un pincement au ventre, il décida illico de regagner sa chambre pour ne plus la quitter avant d’avoir réceptionné l’appel de Marie. Il était hors de question de le louper. Peut-être même l’avait-elle déjà appelé. Sofiane était prêt s’il le fallait à somnoler face à la télé inaudible sous la chape glaçante de la clime cliquetante, le temps qu’il faudrait. L’attente fut évidemment atrocement longue. Le temps s’étirait à la vitesse inversement proportionnelle au débit élocutionnel des animateurs télés espagnols. Il ne fallut pas longtemps pour que les effets combinés de la clime angoissante, l’appréhension que l’appel de Marie ne parvînt jusqu’à lui et l’abrutissement dû au caquètement incessant télévisuel, ne transformassent son cerveau en bouillie pour chats affamés.

Le téléphona ne se décida à sonner qu’en début de soirée. Marie avait occupé l’après-midi à recueillir des renseignements sur l’institut islamique de Cordoue. Il se situait dans une venelle non loin de l’antique mosquée. C’était une petite mosquée dotée d’une bibliothèque qui fonctionnait comme un centre culturel. Sofiane était tant à cran qu’à la première sonnerie, il arracha le combiné. Ce ne pouvait être qu’elle. Beaucoup trop tôt pour que Sanchez l’appelât, tout comme il ne pouvait concevoir que Lataille le fît. Marie parla peu, dans un souffle, au point qu’il se vit contraint de serrer le combiné contre son oreille qui prit la couleur d’une écrevisse bouillie. Elle donnait l’impression d’avoir toutes les polices du monde à ses trousses, pensa Sofiane en lâchant un sourire dans son huis clos accablant. Elle lui fit comprendre qu’il ne devait pas parler comme si elle lui mettait un bâillon sur la bouche. Il fit celui qui acquiesçait tout en pensant qu’elle exagérait. Elle lui accorda un quart d’heure pour la retrouver callega Bosco au restaurant « las comedias », « pas loin de ton hôtel », « tu prends une table au fond de la salle » et elle raccrocha aussitôt. Comme elle en avait pris l’habitude, Marie entrait et sortait de sa vie à sa guise et mettait son cœur à rude épreuve. Le haut niveau de plaisir que procurait sa présence décuplait l’horrible sensation de manque qu’engendrait son absence. Il ne se donnait pas la moindre chance de pouvoir s’y accoutumer un jour, n’ayant de surcroît aucun élément de programmation possible. Dès qu’elle eut raccroché, son cœur s’emballa en totale frénésie d’un solo de batterie. Il s’agita dans son bocal asphyxiant en cherchant l’adresse sur le plan touristique de la ville historique que lui avait fourgué le réceptionniste de l’hôtel pour lui faire accroire qu’il était un touriste ordinaire. Ses fesses sautillaient sur le lit étroit collé à la fenêtre au volet clos isolant soi-disant la chambre de l’air brûlant. Il ne lui fallut guère de temps pour pointer un index tremblant sur la ruelle en question. Alors il passa en trombe dans la salle de bains se rafraîchir le visage à l’eau plus que tiède et ses mains moites aussi, jetant au passage un œil sur le minaret-clocher, histoire de se ragaillardir. Résultat, il se vaporisa quelques gouttes de parfum, c’est dire son état (euphorique).

Sofiane prit son envol sur la piste de décollage aux loupiottes violettes et se retrouva très vite assis à une table au fond du restaurant convenu. Alors il attendit. Il semblerait qu’à Cordoue, Sofiane passerait sa vie à attendre. Cette fois son cœur à nouveau en émoi semblait parfaitement indifférent aux touristes attablés aux tables d’à côté. Son père était si loin qu’il semblait l’avoir oublié. Très loin des yeux, assez loin du cœur. Au moins là, il ne courait aucun risque de le voir débouler. Enfin la silhouette de Marie apparut dans l’encadrement de la porte du restaurant et s’y figea à sa recherche, illuminée de son sourire radieux. En la découvrant « nue » dans sa mini jupe mini-mini, son décolleté à faire délirer et ses épaules découvertes, tenue pourtant identique à la moyenne des passantes par cette chaleur délirante, il faillit défaillir ne sachant plus où se mettre quand elle atteignit la table. Maintenant qu’elle s’était assise face à lui, ne trouvant aucun endroit neutre où poser ses yeux, il les planta pour la soirée dans son regard azuré.

-Je suis si contente de te retrouver Sofiane !

Telle fut son préambule et ses paroles suffirent à déclencher en lui une onde cyclonique de bonheur. Elles lui allèrent droit au cœur (de midinette, s’excusa-t-il) et il les garderait gravées quelque part à jamais (c’est ce qu’il m’a dit). Il parvint même à lui sourire aussi.

-J’ai bien cru que ce ne serait pas possible à cause de mon travail, mais je suis arrivée à repousser mon vol pour Paris d’un jour.

Un jour ! Les bouffées de bonheur se disloquèrent dans les brumes de l’incertitude et l’ébauche de sourire se perdit dans le brouillard de l’adversité. Marie était réapparue sans crier gare et allait disparaître aussitôt et il en serait toujours ainsi. Aussi fallait-il qu’il se fît rapidement à cette idée, saugrenue à ses yeux, que le bonheur ne se déguste que par petites tranches successives, par instantanés fabuleux et éphémères, disséminés dans la routine de la vie devenue par contraste ennuyeuse, cafardeuse, mélancolique, sans saveur, grise. Il lui répondit dans un soupir :

-Moi aussi !

Et ne put s’empêcher d’ajouter :

- Mais que fais-tu à Cordoue ?

- Mais la même chose que toi, j’enquête ! (elle sourit)

Le serveur s’approcha. Sofiane avait mis le temps d’attente à profit pour consulter la carte avec la ferme intention de ne pas se laisser piéger par des plats incertains ou avec le vin.

Voici que la vie face à Marie reprenait de fortes couleurs et qu’il redevenait invincible. Pour un peu, il se serait mis à chanter une ritournelle, submergé par une joie débordante impossible à contenir. S’il avait eu quelque culot (il l’osa seulement par la pensée), il serait monté debout sur la table pour entonner Me-e-xi-cooo, coiffé d’un sombrero à la Luis Mariano en grattant une guitare, lalalala-la-la-lala…(exactement la scène dans le « huitième jour », un film qui l’avait enchanté).

Le bonheur tient à si peu de choses. C’est quoi le bonheur d’ailleurs ? Des moments simples, se dit-il pour se l’enfoncer dans le crâne.

Marie commanda un gazpacho.

- C’est quoi ?

- T’as jamais goûté ?

- Première fois que j’entends ce mot.

- Je te ferai goûter. Tu verras, c’est fabuleux quand il fait chaud. C’est une soupe qui te procure la sensation d’entrer tout entier dans un endroit agréable et frais, ou le contraire si tu préfères, un endroit frais et agréable qui pénètre en toi.

Sofiane avait opté pour une salade et un plat de légumes pour être sûr de son coup. « Una ensalada mixta y alcachofas a la montanilla » (salade et artichauts) lança-t-il au garçon pas peu fier de sa trouvaille. Marie prit les devants pour le vin et commanda une bouteille de vino blanco de la tierra.

- Hein ! Qu’en penses-tu ?

- Parfait ! Ca me va tout à fait.

Et comme cette fois, il se sentait pousser des ailes et qu’à son tour il voulait prendre les devants, il se dépêcha de lancer la conversation.

- Alors ! Cette fameuse enquête de journaliste ? Le flic que je suis peut-il se permettre de savoir sur quoi elle porte ? (« et par quel miracle il se fait que je te trouve toujours dans mon sillage », pensa-t-il très fort sans le dire).

- Il peut ! Bien sûr ! (elle sourit) J’enquête sur une société secrète et aussi, accessoirement, sur un ressentiment vieux de plusieurs siècles !

- Ah ! (fit-il, incapable de réprimer un sourire sarcastique qui s’afficha sur son visage d’habitude impassible, reconnaissable au fait indéniable - pour qui le connaît bien – que ce rictus avait tordu légèrement sa bouche. Comme si son cerveau récalcitrant déniait à cette vulgaire fouille-merde selon l’expression favorite de son chef abhorré, le droit d’enquêter sur ce qui lui semblait nécessaire ou important)

- Il n’y a pas de quoi se moquer !

Marie n’était nullement contrariée par ce relent de mauvais esprit qui s’exprimait ostensiblement à travers cette moue déguisée en sourire factice et méprisant. Elle décida de passer outre.

-Ah vraiment !

Persévéra-t-il sur le même ton, incapable de se reprendre.

-Je vais t’expliquer !

Se décida-t-elle. Elle s’interrompit au moment où le serveur apporta la bouteille de vin. Ils trinquèrent. Sofiane frémit d’effroi devant la profondeur du verre et la contenance de la bouteille. L’ampleur de la tâche à venir figea son sourire sardonique. Quand il eut trempé ses lèvres dans le verre, il constata rasséréné qu’elles ne s’étaient pas dissoutes dans le liquide jaunâtre sulfureux.

- Je te préviens, c’est une longue histoire.

- J’ai du temps à revendre !

- Tout est venu par hasard. Quand j’étais encore étudiante en sociologie, j’étais plus ou moins amoureuse d’un garçon (il sentit son cœur se serrer en se découvrant un rival), il s’appelait Jean-Yves Rontasson.

Elle jeta un regard discret sur les tables voisines et baissa le ton. Cette façon de faire inhabituelle chez elle le stupéfia. Pour une fois, ce n’était pas lui. Leurs visages se rapprochèrent comme s’ils jouaient aux conspirateurs ou aux amoureux jaloux de leurs secrets. Sofiane cligna des yeux sous la fougue de son regard intense, comme s’il était accablé d’un tic fâcheux. Il trouva la force ou l’inconscience au bout d’un moment pour l’affronter sans faiblir.

- Jean-Yves s’est converti à l’islam et s’est fait appeler Mohamed.

- Ah bon !

-J’ai pu observer son évolution, lente ou rapide, tout dépend de quelle position on le regarde, à travers l’effet de ce processus sur ses parents. Les pauvres étaient effarés.

- Par la conversion de leur fils à l’islam ?

Sofiane imaginait la réaction intempestive qu’aurait son père si un de ses fils se convertissait au christianisme. Il ne put réprimer un sourire, qui se figea quand il pensa à sa relation naissante avec Marie. Marie ! Son frère aurait vite fait de la convertir et de la « rebaptiser » Meriem. Il garda cette réflexion pour lui.

- Pas tout à fait, de ce que j’ai pu en comprendre. Les parents étaient plutôt sidérés de voir leur cher fils abandonner une vie de liberté, eux qui croyaient avoir tout fait pour l’y préparer. A l’opposé, ils le voyaient foncer tête baissée dans une vie réglementée par des interdits et des contraintes de toutes sortes. Ils n’y comprenaient rien.

- C’est normal, l’islam c’est d’abord se soumettre à des rites.

- Mais le pire, ce fut quand ils s’aperçurent que ce choix correspondait chez lui à un besoin profond et pas du tout raisonné.

- Comment ça ?

- Et bien, je suppose que c’est parce qu’ils ne trouvaient pas d’explication rationnelle à l’évolution de leur fils.

- Et je parie qu’ils furent les derniers informés de cette transformation.

- Pari gagné !

- C’est toujours ainsi que ça se passe.

Sofiane songea à son père persuadé que son cher fils s’était fait embaucher à Toulouse comme comptable dans une société de vente de viande hallal du Mirail. Jamais il n’aurait osé lui avouer qu’il était entré dans la police française, que son père avait combattue.

- Et comment c’est arrivé, cette conversion ?

- De ce que j’en sais, déjà au lycée, il fréquentait des copains musulmans. Ils ont d’ailleurs suivi la même évolution puisqu’ils n’étaient pas du tout pratiquants au départ…

- Oui ! J’en connais aussi…

Lâcha Sofiane sans plus de précisions. Marie ne releva pas.

-En fait, Jean-Yves a toujours été attiré par la culture orientale. Il aimait bien se faire inviter chez des copains maghrébins, goûter la cuisine de leur mère, écouter la musique arabe, classique ou raï, etc. C’était donc pour lui tout à fait naturel de se renseigner sur l’islam. Le vide spirituel qu’il ressentait a fait le reste. Figure-toi qu’il s’est d’abord laissé pousser la barbe. On trouvait même ça marrant au début. Puis un soir où il mangeait chez son père, c’est lui-même qui me l’a raconté, il repoussa l’assiette dans laquelle trônait une belle tranche de jambon. « Papa, je ne mange pas de porc ! ». « Comment ça, tu ne manges pas de porc ? Et depuis quand monsieur ne mange pas de porc ? Cela fait des années que tu manges du porc avec appétit. Tes ancêtres s’en sont goinfrés pendant des siècles ! Ca les a d’ailleurs sauvés de bien des famines.

Le serveur apporta le gazpacho et les alcachofas a la montanilla.

-Oh ! Ils ont l’air bon tes artichauts ! Tu me laisseras goûter ? Tiens ! Goûte le gazpacho.

Elle lui enfourna une grande cuillerée dans la bouche sans lui laisser le temps de réagir, au moment même où il réalisait que les cœurs d’artichauts étaient farcis de lardons (« a la montanilla »). Il s’efforça de séparer le bon grain de l’ivraie discrètement pendant que Marie poursuivait son récit.

-« D’après ce qu’à dit maman, c’est pas si sûr que mes ancêtres mangeaient du porc comme tu dis ». « Mais qu’est-ce que tu racontes ?, bafouilla le père, « qu’est-ce que tu insinues ? » « Je n’insinue rien, je répète seulement ce qu’elle m’a dit » « Alors vas-y, répète-le ». « Et bien, à l’époque, vous aviez des mœurs plutôt libres et qu’elle n’est pas sûre que t’es mon père, c’est tout ». Le père accusa le coup. « Elle se souvient même qu’elle couchait à cette époque avec un copain arabe de son atelier. Elle m’a même cité un prénom. C’est pour ça que j’ai une tête d’arabe ! ». « T’as la même tête d’Andalou que ta mère », hurla le père. « Ta mère raconte n’importe quoi ! C’est quand même moi qui t’ai élevé, non ? ». « Oui, c’est vrai, même que tu aurais dû m’envoyer au catéchisme, je serais peut-être devenu un Arabe chrétien ! ». Le père en demeura abasourdi. Il ne trouva rien à ajouter. Il avait son compte. La suite est moins marrante, mais est-ce vraiment drôle ?

Marie resservit du vin tout en poursuivant. A force de tremper les lèvres dans son verre, Sofiane l’avait entièrement sifflé sans même s’en rendre compte.

- Je ne comprends toujours pas ce que vient faire cette société secrète dans ton enquête.

- J‘y arrive, Sofiane, j’y arrive ! Sois patient ! Et sache que mon enquête, comme tu dis, c’est aussi la tienne si tu ne l’as pas encore compris.

Il ouvrit de grands yeux étonnés.

- Comment ça la mienne ?

- Parce que cette société secrète s’appelle le « Pouce de Dieu » en raison de la trace qu’elle laisse sur le front de ses victimes…

- Et mon cadavre est une victime de cette société secrète bien sûr…

- Bien sûr ! Et ton cadavre comme tu dis a même un nom…

- Et je parie que c’est Jean-Yves Rontasson…

- En plein dans le mille !

- Mais comment c’est possible, putain !

- Et bien, c’est un enchaînement implacable. Jean-Yves est devenu fondamentaliste et s’est installé à Cordoue quand il est tombé comme qui dirait amoureux de l’antique mosquée. Après, il a commencé des recherches sur l’évolution qu’à subi la mosquée après la Reconquista et il est tombé par hasard sur un certain Miguel de Carcavallo…

- Qui c’est lui ? C’est l’assassin ?

- Non ! C’est le fondateur de la société secrète.

- Et bien, il faut l’arrêter !

Marie sourit. Sofiane leva les sourcils.

- Je présume que ce sera difficile.

- J’en fais mon affaire, c’est mon domaine.

- C’est qu’il est mort en 1525 !

Sofiane resta d’abord sans voix puis soudain s’exclama :

- Ton copain a percé le secret de la société et ils l’ont assassiné !

- Il y a de ça, certainement mais à mon avis, il y a sûrement autre chose…

- Et quoi d’autre ?

- Justement, c’est ce qu’il nous faut trouver !

Elle but une bonne lampée de vino blanco et se plongea dans ses réflexions, abandonnant Sofiane aux siennes.

-Tu sais, le « Pouce de Dieu » a été créé vers les années 1500 pour contrôler les musulmans et les juifs convertis. Ils voulaient « réaliser le dessein de Dieu en garantissant l’unité de l’Espagne dans le catholicisme», de leur propre aveu. Je suis persuadée que l’Ordre secret existe toujours aujourd’hui. D’ailleurs je pense avoir trouvé des preuves de son existence. C’est en tout cas ce que je crois. Mais quand tu sais comment Miguel de Carcavallo a organisé son Ordre, tu comprends qu’il est extrêmement difficile de le débusquer.

Sofiane trempait machinalement ses lèvres dans le verre de vin en écoutant Marie. A se demander s’il l’écoutait ou buvait ses paroles à même ses lèvres qu’il brûlait d’embrasser. L’alcool lui montait lentement au cerveau. Il n’était pas habitué à ses effets.

- Après ma rencontre avec Jean-Yves à Cordoue, je me suis décidée à fouiner dans cette affaire. Jusqu’au choc horrible de son assassinat. Et ma manière de le surmonter est d’aller jusqu’au bout de l’enquête et d’en faire un livre à sa mémoire. Quoi qu’il advienne.

- Et cette affaire de ressentiment, c’est quoi ?

- Tu ne crois pas, toi, que la perte de l’Espagne musulmane et de sa civilisation dominante a créé du ressentiment dans l’inconscient arabe, jusqu’à aujourd’hui ?

- Alors là, franchement, je t’avoue mon incompétence notoire. C’est pas vraiment une question qui me préoccupe !

- Tu sais, de Carcavallo a bien réfléchi à son affaire. Il a fait le nécessaire pour que son Ordre soit parfaitement cloisonné. Je te donne un exemple : chaque membre ne connaît que celui qui l’a recruté et aussi les trois qu’il est lui-même censé recruter avant sa mort selon des modalités extrêmement contraignantes. Il doit prendre le temps nécessaire, des années parfois, pour être sûr de son choix. Ce choix doit porter avant tout sur un catholique sincère et fervent, prêt à tout pour défendre l’Eglise, mais pas seulement, il faut être sûr aussi de son indéfectible fidélité. D’ailleurs, une fois élu, une année de probation est consacrée à le tester. Et je te prie de croire que les traîtres ou soupçonnés tels, étaient impitoyablement éliminés…

- Je te crois, je te crois…

Sofiane sirotait le vin. Ce n’était finalement pas si désagréable et en tout cas absolument nécessaire pour être en mesure d’ingurgiter les invraisemblables informations que lui fourguait Marie. Comme elle n’arrêtait pas de parler, elle avait besoin, elle aussi, de boire pour apaiser sa gorge asséchée. Le niveau de la bouteille baissait à vue d’œil.

- Il fallait aussi recruter dans tous les milieux, non seulement ceux proches du pouvoir pour s’assurer les ressources financières et les protections indispensables, mais également des prêtres pour asseoir l’omnipotence des théocrates et de l’Eglise, et encore des adeptes parmi les convertis à contrôler, évidemment. L’Ordre s’est ainsi peu à peu répandu dans les villes, d’abord les plus grandes où se sont constitués des chapitres. Les réunions se tenaient en un lieu secret. Les membres venaient masqués. Ils se couvraient la tête d’un tissu cramoisi percé de trois ouvertures pour la bouche et les yeux qui se prolongeait en un long cône. Ils passaient une tunique de la même couleur par-dessus leurs vêtements.

- Ca me dit quelque chose.

- T’as sûrement vu des images de processions de pénitents durant la semaine sainte, c’est exactement comme ça…où encore les Ku Klux Klan…

- Ca donne froid dans le dos, c’est d’un lugubre ton histoire, tu trouves pas ?

- Tu sais, l’Eglise catholique n’a jamais fait dans la dentelle. Il n’y a qu’à bien regarder la croix déjà, sans parler de l’enfer, ils font tout pour culpabiliser les gens et leur faire peur pour qu’ils se tiennent tranquilles. Les exécutions se faisaient et se font toujours dans leur salle secrète.

- Des exécutions ! Rien que ça, et moi qui croyais au premier commandement « tu ne tueras point » !

- Il faut que tu comprennes que chaque exécution était décidée par le chapitre comme un jugement inspiré par Dieu. C’était le fondement même de l’Ordre. Il fallait « exécuter ceux qui s’opposent à l’Eglise, au pape, à l’unité de l’Espagne catholique » et le faire « sans crier gare, sans trace laisser ni publicité donner ». Telles étaient les indications du chanoine de Carcavallo avec la haute bénédiction du cardinal de Cisneros qui était l’homme de confiance de la reine Isabelle.

- La Catholique…

- Elle-même. Ils voulaient créer une sorte de psychose, tu comprends, pour faire réfléchir à deux fois ceux qui faisaient semblant et surtout ceux qui incitaient leurs (ex)-coreligionnaires à maintenir leurs anciennes habitudes.

- Quelles anciennes habitudes ?

- Et bien par exemple, des convertis même sincères continuaient de célébrer des fêtes musulmanes ou juives, ou observaient toujours le jeûne du Ramadan et se retrouvaient même pour la rupture.

Sofiane fut soudain assailli par des tendres souvenirs d’enfance, le repas de la rupture du jeûne en famille, et juste après, son père qui le prenait par la main pour l’emmener à la petite mosquée.

- Et les exécutions se pratiquaient toujours de la même manière dans la salle secrète devant les membres, avec cette marque de fabrique pour frapper les esprits, à l’aide d’une sorte de marteau prolongé comme un doigt, « le pouce de Dieu ». Chaque chapitre sévissait sur toute la ville et la campagne environnante et avait son bourreau attitré.

- J’ai du mal à avaler que des pratiques pareilles puissent se perpétuer de nos jours !

- Il faut se rendre à l’évidence Sofiane, la trace sur le front de Jean-Yves et sur d’autres en est une preuve formelle. Et puis tu sais, il y a belle lurette que je ne crois plus au progrès linéaire et sans interruption. Tous les retours en arrière de toutes sortes sont toujours possibles. Et quand ça arrive, c’est toujours pour les meilleures raisons du monde, y compris les plus rationnelles. Et puis surtout, à mon avis, avec ce qui se passe chez leur meilleur ennemi héréditaire…

- Tu veux parler de l’islam ?

- Oui ! L’islam, et surtout les islamistes les effraient parce qu’ils ont peur de perdre à leur tour et pour de bon cette fois, dans cette confrontation, et de disparaître. Alors ils s’efforcent de tirer profit de l’islamisme pour rallumer la flamme du fondamentalisme chrétien.

- L’un entraînant l’autre…

- En quelque sorte !

Sofiane revoyait ces images de la télé algérienne où une troupe de barbus en djellaba s’en prenait à des Chinois sous prétexte qu’ils buvaient de la bière sans même se cacher. Il se souvenait surtout du commentaire de son cousin : « regarde-les bien ceux-là, ils veulent pas d’autre religion que la leur, ils empêchent leurs concitoyens chrétiens de construire des églises en Algérie alors qu’ils trouvent normal qu’on érige des mosquées partout dans le monde ». Le serveur surgit pour débarrasser les assiettes. Il eut la délicatesse, comme Marie, de ne pas remarquer le monticule de lardons (à la montanilla) abandonnés sur le bord. En le regardant s'éloigner, Sofiane songea que ces convertis de la Reconquista, eux aussi, continuaient peut-être de ne pas manger de porc. Est-ce qu’on les y forçait ? C’est troublant, soudain, de se dire que tout peut revenir en arrière, (re)basculer dans l’autoritarisme (divin), la théocratie, comme si lui-même se retrouvait du jour au lendemain sous la coupe de son frère. Cela fait réfléchir quand même.

- Ce qui me fait douter, c’est que je n’en ai jamais entendu parler !

- Ce n’est pas une preuve que l’Ordre n’existe pas ! Et puis c’est normal et c'est ce qu'ils recherchent. Ils ont décidé une fois pour toutes d’agir dans l’ombre, comme des humbles serviteurs des basses œuvres de l’Eglise. Tu comprends, il leur fallait coûte que coûte contraindre les “apostats” à s’assimiler à leur nouvelle société catholique, et quand ce n’était pas possible, ils les éliminaient.

Sofiane fronça les sourcils. Il restait sceptique. Il ne se voyait pas en train de raconter à Lataille le tour que semblait prendre cette enquête. Facile d'imaginer le regard sarcastique que celui-ci lui décocherait en rétorquant que de tels propos n’étaient qu’affabulation d’une journaliste toujours prompte à inventer un scoop pour assurer le succès commercial d’un livre. Et justement, il y avait un bouquin à la clé. “Mon pauvre SDM, toujours collé aux basques de cette journaliste, je vois, une fouille-merde de la pire espèce ? Je te le répète mon petit, moins tu fournis d’informations à cette engeance et mieux je me porte, et ton avancement aussi. Tiens-le toi pour dit une bonne fois pour toutes”.

Sofiane risquait de mettre un point final à sa carrière, à priori prometteuse. Il était quand même sorti major de sa promotion. Le regard azurescent de Marie l’avait pris en otage. Il était victime du syndrome de Stockholm. Pauvre de lui.

Alors Sofiane se dit qu'il n’était assis en face de Marie que pour elle et rien d’autre, parce que cette femme le fascinait, le subjuguait et représentait à ses yeux tout ce qu’il désirait. Parce qu’elle annihilait en lui toute velléité de résistance. Et puis tout de même, quant à l’enquête proprement dite, Marie avait l’air d’en savoir autrement plus que lui, un comble. Il ravala sa morgue et la regarda de l’air estomaqué du type qui tombe de son (petit) piédestal.

- Tu sais, quand j’ai revu Jean-Yves à Cordoue et qu’il m’a tout raconté, cela faisait deux ou trois ans qu’il vivait auprès de sa chère mosquée et qu’il passait des heures à méditer sur le banc de pierre qui court le long de son flanc. Il m’a montré exactement l’emplacement. Il s’était aussi rapproché de “l’institut islamique de Cordoue” (Sofiane resta de marbre), pour étudier l’arabe et le Coran concomitamment. Il s’intéressa enfin et peut-être surtout au devenir de l’antique mosquée après la Reconquista. La date fatidique de 1523 eut sur celle-ci un effet désastreux, toujours sous la férule de ce Carcavallo nommé chanoine de Cordoue par Jimenez de Cisneros, en remerciement pour les grands services rendus à l’Espagne catholique. Il le méritait bien pour avoir consacré sa vie sans partage à Dieu, en ayant évité la contamination du mariage.

Sofiane se tut et décida de ne plus l’interrompre. Il ne voulait surtout pas lui montrer qu’il ne savait rien sur cette "date fatidique". Lorsqu'il avait visité la mosquée, il n’avait rien vu qui l’eût scandalisé, si ce n’est la différence de traitement réservé aux adeptes des deux religions et les croix qui traînaient ça et là.

Marie s’offrit une goulée de vino blanco de la tierra. La bouteille touchait à sa fin. Elle jeta un regard circulaire pour s'assurer que parmi les touristes attablés alentour aucun n’avait l’air de trop s’intéresser à eux. La chaleur était accablante malgré la climatisation. A force de siroter, Sofiane termina un deuxième verre, doublant ainsi son premier record. Il n’avait nulle envie de s’éloigner de Marie et se demandait où cette histoire allait bien pouvoir les échouer. Il n’en sentait pas vraiment la matérialité. Sofiane n'était pas prêt à croire à ce genre de conte effrayant pour grandes personnes. On l’avait formé pour découvrir des cadavres au petit matin, dénicher les indices camouflés, mettre la main au collet des assassins. Mais là, en traînant son corps moite et son esprit halluciné à travers ce climat délétère fait d’événements aussi incompréhensibles qu’incontrôlables, il avait la désagréable sensation de constituer le gibier. Son esprit critique s’efforçait de comprendre pourquoi et surtout comment cette invraisemblable société secrète, inconnue au bataillon et pourtant vieille de cinq siècles, était entrée dans son enquête. Et quel rôle tenait Lataille dans cette histoire à dormir debout ? S’il ne s’était agi de Marie, Sofiane se serait esclaffé donnant libre cours à son hilarité, alors que là, il n’osait pas, se contentant de la contempler de ses yeux de velours ou de merlan frit selon le point de vue à partir duquel se placerait un éventuel observateur. Or, l’air dubitatif de Sofiane n’avait pas l’air de perturber Marie, même un tant fût peu, concentrée comme elle l’était sur le récit. Puis, petit à petit, en sirotant le vin, Sofiane, à force d'essayer d’imaginer ces fous encagoulés surmontés d’un cône rouge cramoisi, finit même par se les représenter en train de réajuster prestement leur drôle de chapeau pointu à chaque passage de porte, pour ne pas être reconnus, à moins d’entrer dans la pièce plié en deux comme une victime du chicungugna. Marie de son côté, éclusa le reste de la bouteille. Sofiane “voyait” maintenant ces drôles de pénitents s’agiter en ombres chinoises sur fond de murs de briques roses (ô Toulouse) recouverts de lourdes tentures de velours rubis, à la lumière vacillante et blafarde de cierges blancs élancés comme des prières vers le ciel et empalés par des curés sur des pointes de candélabres en fer forgé. Au fond, et sans en être vraiment conscient, incapable d’en jouir pleinement, Sofiane vivait là les plus beaux moments de sa vie, à écouter mi-amusé mi-embarrassé le récit de Marie.

Or Marie n’en avait cure. Elle continua de dérouler inlassablement les chapitres de son futur livre qui allait, d'après elle, défrayer la chronique pour un sacré bout de temps.

Puis le cheminement des explications jusqu’au grenier de rangement de Sofiane, s’est réalisé dans un beau désordre, en cause son regard éperdu dans celui de Marie, qui lui, illuminé, rayonnant, resplendissant, sans arrière pensée, sans retenue, avec toute la générosité de ses..., Sofiane ignorait jusqu’à son âge. Sa vitalité sa force sereine son intelligence vive et les quelques degrés d’alcool ingurgités, lui donnaient une forme éblouissante. Pour Sofiane au contraire, ces petits degrés achevèrent de le coincer, déclenchant même un mécanisme de résistance bien ancré chez lui, une incapacité à tout espèce d’abandon, une peur panique de perdre un tant soit peu la maîtrise de ses actes et de ses pensées, un retour oppressant de la figure emblématique de son père - cela faisait longtemps.

Sur la suite, Sofiane se souvint vaguement de grands argentiers de l’Ordre assis sur des tas d’or depuis des siècles, de victimes célèbres et des preuves de la persistance de l’Ordre jusqu'à aujourd’hui qu’elle débusqua en épluchant les quotidiens régionaux et locaux d’Espagne et de Navarre. “Faut-il rappeler qu’un pauvre hère, à Tarragona”, si la mémoire de Sofiane est fidèle (mais comment peut-on faire confiance à la mémoire quand on sait qu’elle est traversée de courants puissants de tous ordres qui dérivent comme des continents), “s’est fait trucider d’un coup de massue pointue au milieu du front ? Le corps a été retrouvé aux abords d’une déchetterie municipale et, en fouillant dans les détritus de la société taragonaise, Marie prétendit avoir compris que ce même individu (selon la terminologie policière) avait l’intention de vendre un terrain à une association musulmane dont le but était d’y ériger une mosquée flanquée d’un minaret”. Puis Marie lui parla des événements survenus à Ejita, se déchaînant tel un ouragan dans un ciel bleu, en marge d’une émeute consécutive à une sombre historiette d’amour entre un jeune ouvrier agricole marocain un peu fada et la fille de son patron. Pour cette unique raison, l’Arabe se fit traquer dans la sierra voisine par une meute enragée d’Ibères et fut retrouvé estourbi, lui aussi d’un coup de massue pointue au milieu du front, sur fond de mosquées incendiées et livres du Texte profanés par le liquide urique de ces fous au moyen de leurs ustensiles charnels naturels. Elle raconta d’autres faits encore, de sorte que Sofiane finit, non par y croire vraiment mais par douter suffisamment et lui faire baisser encore le ton, ce qui eut pour conséquence de faire se rapprocher leurs visages au point qu’ils finirent par s’embrasser. “Il est grand temps qu’on s’en aille” pensa Sofiane tout en lui demandant pour faire bonne figure ou succomber à l’autosatisfaction facile d’un bon mot débile :

- Mais que fait la police espagnole ?

- Justement, elle ne fait rien. Ces meurtres restent sans coupables et sans qu’un lien entre eux soit établi.

Sofiane ne put réprimer encore une fois un rictus dégoulinant de condescendance. Mais comme leurs lèvres étaient si proches, sans doute le prit-elle pour un sourire qu’elle embrassa fougueusement. Elle lui happa la bouche puis la langue par surprise alors que lui, de ses yeux exorbités, lançait des regards gênés tous azimuts. Il manqua s’étouffer, étant parfaitement inapte à respirer par le nez en ayant la bouche pleine. Il se recula pour reprendre son souffle, plutôt brusquement, ce qui fit rire Marie comme d’habitude. Elle le regarda d’un air qu’il supposa attendri et lui dit :

- Peux-tu m’héberger pour la nuit ?

- Oui, bien sûr, mais c’est que je n’ai qu’un petit lit !

- Tant mieux, tu me serreras toute la nuit dans tes bras.

Ils sortirent dans la ruelle noire de monde. La nuit brûlante s'illuminait de mille feux. Le brouhaha coutumier des ruelles étendait son royaume sous le halo orangé du minaret-clocher. Les frôlements d’hirondelles ivres de liberté chuintaient à leurs oreilles. Marie se colla à lui comme s’ils étaient seuls au monde. Elle profitait pleinement du moment alors que Sofiane marchait guindé de haut en bas. Il s’efforçait sans en avoir l’air de desserrer son étreinte, qu’il trouvait déplacée au milieu de la foule indifférente, qu’il n’arrêtait pas de surveiller. Marie se moquait de lui quand il se figurait que les passants les regardaient de travers. Ils marchèrent ainsi de guingois par les ruelles tortueuses jusqu’à l’hôtel. Sofiane alla retirer la clé au tableau de la réception sous le regard narquois du veilleur de nuit qui lui souhaita “buenas noches”. Mais Marie l’aurait sûrement contredit en lui suggérant qu’il prenait ses impressions pour des réalités. Ils prirent leur envol sur la piste balisée et arrivèrent à la chambre en courant comme de jeunes chiens fous. Il n’arrivait pas à la retenir le long du couloir sinueux. Sofiane eut à peine le temps de refermer la porte de la chambre que Marie se jeta sur lui. A l’abri des regards et loin des tours de contrôle de tout acabit, Sofiane se relâcha un peu. Un peu seulement. Il la rejoignit dans cette zone de bonheur intense même s’il dût à plusieurs reprises bâillonner la bouche de Marie de sa main, pour empêcher que ses cris n’ameutent les voisins.

(moulin arabe sur le Guadalquivir)

moulin_arabe

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Commentaires
M
Salut Pierre !!<br /> <br /> Ca bosse toujours, je vois. Des lecteurs aussi, good !!!!<br /> J'ai trouvé magnifique les roues à eau sur le fleuve et elles sont vieilles !<br /> Mettre en ligne, c'est sympa, mais tu écris la suite j'espère ??
Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
  • roman trépidant et original qui s'attache aux questions très actuelles de la tolérance et de l'extrémisme religieux. Des personnages attachants sont aux prises avec un monde de plus en plus tentaculaire et nous rappelle que l'intolérance ne vient pas uniq
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