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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
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28 janvier 2011

Partie 3, chapitre 2

couverture_roman

2.

La première sensation qu'il ressentit en se réveillant, fut celle de l’eau qui lui coulait sur le pied. Malgré un brouillard opaque entêtant qui lui embuait le crâne, il percevait son clapotis rassurant depuis un moment. Il entrouvrit les yeux et ne put s’empêcher de les cligner. Pourtant, la végétation recouvrant les bords de la Garonne le rassura. Ce fut en tout cas ce qu’il s’imagina dans les premiers instants. Puis il aperçut au loin la silhouette massive du vieux pont romain enjambant l’oued el kébir-Guadalquivir. Alors seulement lui revinrent en mémoire par bribes les images de son séjour à Cordoue.

pont_romain

(Guadalquivir - oued el kebir)

Il se rappela brusquement avec stupeur qu’il avait rendez-vous avec Marie. L’avait-il loupé ? Sofiane avait perdu toute notion d’heure, de jour, se demandant si décidément il n’avait pas rêvé, après s’être tranquillement assoupi au bord du fleuve à l’ombre de ses arbres reposants. Seulement voilà, il ne se souvenait pas d’être venu se délasser au bord de l’eau. Ces considérations décousues et embrouillées tournicotaient dans sa tête tandis que le soleil barbare déclinait lentement sur sa trajectoire. La nuit montait dans le ciel cramoisi du crépuscule. Des grenouilles coassaient autour de lui. Des libellules chassaient les insectes au milieu des roseaux. Des moustiques considéraient sa chair avec concupiscence. Le tintamarre de la circulation sur le vieux pont romain lui parvenait de manière diffuse. Une seule certitude s’imposait, il se trouvait bien à Cordoue, à son grand soulagement finalement. Quand il tenta de se relever, il fut pris d’un étourdissement qui le jeta à terre. Il s’étendit sur le sable du rivage et parvint à s’asperger le visage avec l’eau du fleuve. - "Son" cadavre avait eu moins de chance avec l’eau de la Garonne -. Sa fraîcheur lui éclaircit un peu les idées. Il découvrit qu’on l'avait gratifié d’une belle bosse derrière la tête, celle de la curiosité mal placée. Il n’avait donc pas rêvé. Il était bel et bien tombé dans un trou noir. Il demeura assis un long moment sur le sable pour récupérer et mit à profit ces instants pour tenter de se remémorer les dernières heures de son existence. Il se heurta à une difficulté inédite, celle d’être obligé de rassembler comme pour un puzzle, des images qui surgissaient éparses et partielles comme s’il venait de subir un lavage de cerveau à moitié raté. Le puzzle demeurait impossible à reconstituer entièrement. Il manquait des tas d'éléments importants. Au bout de cet effort de reprise en mains de sa vie, avec un maigre résultat comme on le voit, il se leva et reprit le chemin de son destin. Après quelques atermoiements, il finit par se souvenir de son hôtel et en retrouva le chemin comme un cheval de manège retrouve son paddock sans faillir. Pourtant, en quittant la grève, il ne se souvenait d’aucun nom et était même incapable de se rendre compte sur quelle rive il se trouvait, et ainsi de suite, d’autres chaînons manquants de son séjour cordobésien lui mettant successivement des bâtons dans les jambes. Arrivé par bonheur et presque par hasard à l’hôtel Mezquita, il prit une douche et se changea. Enfin il se rendit au restaurant convenu avec Marie, si toutefois il s’avérait qu’il avait bien rendez-vous avec elle ce jour-là et à cette heure précise.

resto_cordoue

(restaurant Sol y Luna - Cordoue)

Or il se trouva qu’elle l’attendait déjà (pour une fois). A la vue de son visage crispé fatigué livide, malgré la douche qui l’avait un peu requinqué, elle comprit que cela n’allait pas fort pour lui. Le premier souvenir qui émergea de sa nuit et que Sofiane lui raconta, fut sa deuxième visite à l’antique mosquée. Il lui fit part de son écœurement d’avoir découvert le dôme de la cathédrale vautré sur le dos de la mosquée comme si cette image ne pouvait s’effacer de sa mémoire, même après un lavage de cerveau sans doute inachevé ou mal réalisé.

- 1523, murmura-t-elle.

- Quoi, 1523...

- Et bien, en 1523 ou 1513 - j’ai trouvé les deux dates possibles - le chanoine de Carcavallo arracha à Charles Quint la permission de construire une cathédrale dans la mosquée. Par chance, il n’osa pas la défigurer complètement. C’est la deuxième œuvre qu’il nous a laissée. - Qu’il n’en soit pas remercié ! En visite des années plus tard, Charles Quint aurait même dit que s’il avait connu l’antique mosquée, jamais il n’aurait accordé la permission d'y toucher.

- Tu parles du même Carcavallo qui a inventé le “Pouce de Dieu” ? (fit Sofiane en se massant la bosse. Elle acquiesça en dodelinant de la tête tout en l’observant de son regard ardent qui le fit à nouveau cligner des yeux).

- Il semblerait que j’ai découvert leur salle de réunion secrète, en tentant de filer un suspect. Mais je ne suis plus si sûr de l’avoir vu de mes propres yeux ! Peut-être l’ai-je imaginé en rêve ou plutôt en cauchemar.

- Je crois bien que tu n’as pas rêvé, (elle en était convaincue), surtout si tu es capable de me décrire la pièce.

Ils se contemplèrent les yeux dans les yeux comme de vrais amoureux parés à être engloutis par la vague scélérate.

- Il y avait un fauteuil en bois au milieu de la pièce et ça lui donnait un air sinistre. Il possédait un large et haut dossier avec les armes de l’Ordre sculptées au sommet dans la masse du bois : une croix munie de branches d’égales longueurs aux extrémités évasées, traversée par une sorte de marteau à la masse allongée comme un doigt. Je le vois encore aussi bien que je te vois. J’ai observé de près les sangles qui servent à attacher les bras et les jambes et je me suis laissé aller à imaginer les derniers moments des suppliciés comme Jean-Yves Rontasson et tous ceux qui se sont assis avant lui sur ce fauteuil mortel. Je n’arrive pourtant pas à croire que “mon” cadavre ait été exécuté là, puisqu’il s’est retrouvé au bord de la Garonne. Je ne sais pas si j’ai bien fait finalement de suivre l’homme au portable. Et en fin de compte, je ne comprends pas pourquoi ils m’ont épargnés.

- C’est facile à comprendre, tu ferais un cadavre bien trop encombrant qui desservirait leur cause. La Guardia Civil serait obligée de mener une véritable enquête et Lataille contraint de faire semblant d’être sur leur dos, alors que tu n’es pas une menace pour eux.

- Et pourquoi je ne serais pas une menace pour eux ?

- Tu le dis toi-même, tu as du mal à croire à cette histoire. Et puis tu es ligoté par Lataille.

Sofiane la regarda stupéfait.

- Tu ne prétends tout de même pas que Lataille est complice ?

- Je n’en sais rien. Je n’écarte aucune éventualité. En tout cas, c’est clair qu’il t'a sous son contrôle s’il ne te manipule pas.

Sofiane se dit qu’il valait mieux être sourd que d’entendre ces paroles.

- Leur véritable cible pour le moment, c’est moi. Ils me soupçonnent de vouloir sortir un livre de révélations. Ils n’ont pas tort. D’ailleurs, je rentre à Paris demain pour rencontrer mon éditeur et mettre la dernière touche au manuscrit. Aucune société secrète n’apprécie qu’on la projette en pleine lumière. Celle-ci moins qu’une autre. Elle ne va pas protester directement bien sûr, puisqu’elle n’existe pas officiellement, et que ce serait reconnaître son existence, mais des défenseurs “spontanés” vont crier au scandale, nier l’évidence, suggérer que j’invente pour me rendre intéressante puis se plaindre au bout du compte que je me trompe de cible, que le vrai danger, c’est l’intégrisme musulman dont en réalité ils se servent pour avancer leur cause.

- Tu ne crois pas que tu exagères ?

- Je connais leur discours par cœur, Sofiane. Il dit à peu près ceci : la chrétienté a perdu assez de batailles comme ça. Elle a assez reculé. La guerre contre les musulmans continue et ne s’arrêtera jamais. Elle dure depuis plus d’un millénaire et elle peut même prendre les aspects les plus inattendus comme celui de la fécondité galopante des femmes musulmanes...

De l’écouter, Sofiane parut médusé.

- Au fond, de quoi a peur l’Eglise catholique apostolique et romaine qui se considère comme la gardienne du dogme, à ton avis ?

- Hmmm !

- Et bien, elle a tout simplement peur de disparaître, c’est pas plus compliqué que cela ! Elle fait des concessions pour demeurer ancrée dans son époque, car elle voit bien que même ses croyants ne la suivent qu’à moitié, qu’elle a du mal à recruter suffisamment de curés et que ses églises se vident. Sais-tu pourquoi ?

- Hmmm !

- Je vais te le dire. Je crois que l’Eglise en tant que corps constitué est passée à côté du message du Christ.

- Hmmm !

- C’est quoi l’Eglise ? Hein ? Un organe de puissance et de pouvoir qui s’est toujours ingénié à faire taire tous ceux qui ne pensaient pas comme elle. Combien de soi-disant hérétiques sont morts sous ses coups ? Combien ont été excommuniés ? Combien de gens en sont sortis ? Et je ne parle même pas de leur attitude envers les femmes. L’Eglise est une puissance mâle qui s’est toujours élevée au-dessus de toutes les populations quelles qu’elles soient, considérées comme bonnes à être évangélisées et guidées sur le chemin de la rédemption par la souffrance. Ils s’obstinent à vouloir faire payer aux simples et honnêtes gens quelque chose dont ils ne sont pas coupables.

- Ce n’est pas du tout pareil chez les musulmans. Il n’y a pas de médiateur désigné. Chaque musulman est responsable de sa relation avec Allah.

- C’est pour cela que l’Eglise s’affaiblit, je pense. 

- Ceci dit, ce n’est quand même pas parce que la rivalité entre l’islam et le christianisme dure depuis plus d’un millénaire que c’est obligé qu’elle dure encore autant. Rien n’interdit que ça change, non ? Beaucoup de musulmans veulent la modernité, la séparation de la foi et de la politique comme en république, tu sais ? Enfin, j'imagine.

- Est-ce que tu crois qu’ils peuvent l'emporter ?

- C’est difficile à dire (Sofiane songea à son frère). Parfois je rêve la nuit que je me promène dans les rues et que j’y trouve plein de prédicateurs barbus qui me poursuivent de leurs assiduités ! Et le matin en me levant, je me dis pourtant qu’il est possible de conserver l’équilibre entre la raison et la foi, comme le fait mon père, comme l’ont fait des générations. Mais, en réalité, personne n’en sait rien. La société est travaillée en profondeur, qui sait ce qui va en sortir ? A chacun de suivre son chemin et de défendre ses valeurs. Je suis musulman et je ne me reconnais pas du tout dans l’intégrisme. Chacun est responsable de ses choix, de ses actes même s’il n’est pas tout à fait libre de choisir.

- Comment ça ? Que veux-tu dire ?

- C’est simple, je parle du poids de la famille, de l’origine, de l’éducation, des évènements extérieurs, du caractère et que sais-je encore ?

Marie remarqua que Sofiane était exténué. Il n’arrêtait pas de se masser le crâne autour de sa bosse. Elle le faisait beaucoup souffrir. Une peau meurtrie recouvrant un champ de souvenirs en ruine. Il était fourbu mais s’accrochait tant qu’il pouvait car en même temps il se sentait comblé, au bord de l’évanouissement et du ravissement. Sofiane sans doute ne savait plus très bien où il en était. Depuis sa deuxième visite à l’antique mosquée, sourdait en lui sans qu’il pût s’y soustraire, un sentiment turgescent qui a pour nom l’humiliation. Elle se répandait dans toutes ses veines, lui figeait le sang, paralysait ses neurones jusqu’à lui donner la nausée. A cela s’ajoutait l’impérieuse nécessité de poursuivre les assassins de Jean-Yves Rontasson, alors que montait en lui le pressentiment que c’étaient plutôt ces assassins qui étaient parvenus à le mettre sur la touche avec un cerveau altéré. Ses idées s’embrouillaient et lui donnaient le vertige. Pour finir, l’obligation qu’il avait d’attendre l’arme au pied que Sanchez lui donnât signe de vie, n’était pas faite pour améliorer son état. Cette situation faisait que la capacité de ses sens à se tenir en éveil et à capter les informations indispensables à la prise de décisions congrues s’était fortement émoussée. Marie ressentit toutes ces choses et ramena Sofiane à l’hôtel. Englué comme il était dans une sensibilité exacerbée, à fleur de peau et dérivant vers un état insensé, il vécut la dernière nuit qu’ils passèrent ensemble de la manière la plus confuse. Sofiane passait sans cesse d’un élan sans retenue vers Marie à un état de misère physique et morale incommensurable. Il se sentit peu de chose sur cette terre et dans sa vie. Il semblait perdre ses dernières illusions alors qu’il vivait les prémices d’un amour sincère et vrai. Il était obligé de reconnaître que les créations humaines les plus désintéressées, les plus belles, les plus authentiques, les plus simples, les plus pures, pouvaient être traînées dans la boue par des sentiments aussi misérables et destructeurs que le sentiment de supériorité, l’orgueil, la puissance, la concurrence exacerbée et même la haine, oui, la haine sans aucun doute. Il ne parvenait pas pour autant à saisir le fondement profond de ce sentiment car en ce qui le concernait, il était preneur de ce qui pouvait l’élever dans n’importe quelle culture, voire philosophie sinon religion. Sofiane en conçut un profond ressentiment. Alors qu’il n’avait encore rien vu, rien subi vraiment, et qu’il était loin d’être parvenu au bout de ses peines.

Marie quant à elle s’adonna comme toujours et sans retenue au plaisir et au bonheur de l’instant vivant, le sourire accroché à ses lèvres et à ses joues rubicondes, comme une enseigne, une marque de fabrique, les yeux resplendissants d’un charisme sans arrière pensée, - je me suis toujours demandé comment elle faisait, comment elle y arrivait ! -

Des mois plus tard, Sofiane reste encore admiratif et nostalgique de ces moments magiques passés à Cordoue et aussi dans ce lit étroit coincé sous la fenêtre au volet clos, contre l’armoire austère et sous la climatisation cliquetante, jusqu’à l’aube naissante, quand elle se jeta sous la douche et qu'il l’y rejoignit, un œil mitigé braqué sur le minaret-clocher s’encastrant dans le chambranle de la lucarne, enlacés derrière le rideau aux dauphins bleus. Quand Marie quitta la chambre après cet adieu merveilleux et qu’elle se tourna une dernière fois vers Sofiane lui offrant son sourire radieux, il l’implora presque larmoyant : “quand nous reverrons-nous Marie ? Nous reverrons-nous ?”, elle éclata de rire et lui dit “je t’appelle”, puis elle empoigna son sac de voyage, ouvrit la porte et disparut dans le couloir de l’hôtel en direction de l’escalier balisé comme une piste d’envol.

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Tout en part, tout y revient/ roman dédié à l'antique mosquée de Cordoue
  • roman trépidant et original qui s'attache aux questions très actuelles de la tolérance et de l'extrémisme religieux. Des personnages attachants sont aux prises avec un monde de plus en plus tentaculaire et nous rappelle que l'intolérance ne vient pas uniq
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